Nous étions repartis sauver des vies…
15 novembre 2017

JOURNAL DE BORD – Les dernières semaines ont été éprouvantes pour l’équipage de l’Aquarius, confronté à une situation toujours plus grave en Méditerranée. Après trois sauvetages, dont un dramatique, le 1er novembre au cours desquels 588 personnes ont été secourues, l’Aquarius est immédiatement reparti en mer, pour sauver d’autres vies… il est revenu quelques jours plus tard sur les côtes italiennes avec les corps de quatre victimes d’une nouvelle tragédie aux portes de l’Europe.

« L’idée a jailli de la bouche de l’un de nos sauveteurs. « C’est une tradition chez les marins ». Quand un homme meurt en mer, on ne le laisse jamais partir sans lui rendre un dernier hommage. Tout le monde a acquiescé sans mot dire, comme si la proposition tombait sous le sens. Et ce soir du 7 Novembre 2017, peu avant 19 heures, toutes les équipes de l‘Aquarius se sont rassemblées sur le pont principal. Fendant l’obscurité, notre bateau entrait lentement dans le port de Pozzallo, à l’extrême sud de la Sicile, pour ramener à terre quatre passagers décédés en Méditerranée. Quatre nouvelles victimes anonymes, emportées dans leur tentative de gagner des rives qu’elles croyaient plus sûres et un avenir qu’elles espéraient meilleur.

Alignés le long du pont, nos neuf sauveteurs avaient, comme le veut la tradition, revêtu leur combinaison et tenaient entre leurs mains le casque qu’ils enfilent lors de chaque sauvetage. Aux côtés des équipes de Médecins sans Frontières, ils ont accompagné du regard le défilé de médecins légistes et d’employés de la morgue venus recueillir les corps. Pendant près d’une heure, cette haie d’honneur silencieuse a rendu un dernier hommage à ces quatre-là et à tous ceux qui, auparavant, ont pris la mer et n’en sont jamais revenus vivants. Depuis le début de l’année 2017, au moins 2.748 personnes sont mortes en Méditerranée centrale (1) : cet axe migratoire demeure le plus dangereux au monde.

Le soir du 7 novembre sur le pont de l’Aquarius, l’air était lourd, chargé du souvenir éprouvant de ces derniers jours passés en mer. Dans nos esprits, la journée du 1er novembre durant laquelle trois sauvetages se sont enchaînés en à peine six heures d’opérations ; l’image du deuxième « rubber boat » secouru par nos équipes y restera certainement gravée. Ces rafiots de caoutchouc usagés et dégonflés, équipés d’un moteur permettant d’avancer quelques heures conduisent, nous le savons, leurs passagers vers la mort. Celui que nous avons intercepté ce jour-là venait de se briser par l’arrière, entraînant à l’eau plusieurs dizaines de personnes avant qu’elles n’aient pu se saisir des gilets de sauvetages lancés par les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE. La plupart a été secourue, mais certains d’entre nous se souviendront des autres : ceux qui ont sombré avant de pouvoir saisir la main d’un sauveteur, fatigués de se débattre dans une eau trop froide, éreintés par leur interminable voyage depuis les plages libyennes, épuisés d’avoir dû lutter pendant trop longtemps contre la peur, le froid, la faim et les blessures.

Dans nos pensées également, l’orage qui s’est abattu au-dessus de l’Aquarius tandis que nous démarrions le troisième et dernier sauvetage de cette interminable journée. En quelques minutes, une épaisse chape grise aux reflets mordorés s’est déployée au-dessus de nous. Sous ce ciel à l’allure apocalyptique, la mer (jusqu’alors d’huile) est devenue noire, ses vagues se sont dressées, menaçant à chaque instant de faire chavirer l’embarcation de caoutchouc précaire et sa centaine de passagers. Depuis le pont de l’Aquarius, impossible de ne pas s’arrêter sur ce minuscule point blanc malmené par les flots : même nos nouveaux passagers observaient, les yeux écarquillés, le va-et-vient des équipes de SOS MEDITERRANEE depuis le « rubber boat » jusqu’à l’Aquarius. Peut-être réalisaient-ils alors qu’il y a quelques heures à peine, ils étaient eux aussi à la merci d’une vague ou d’un craquement.

Dans nos mémoires encore, le débarquement des 588 rescapés de l’Aquarius à Vibo Valentia le 3 Novembre au petit matin. « L’un des plus rapides qu’on ai jamais vus », foi de sauveteur ! Trois heures pour faire descendre un à un les blessés, les femmes enceintes, les malades, les mineurs isolés, les familles… dans l’ambiance chaleureuse d’un matin d’automne ensoleillé. L’agitation savamment orchestrée à bord comme à terre était ponctuée de « merci », de « good luck » et de « bonne route ». Au fond du ventre, un tiraillement se fait sentir : nous tous à bord savons que l’Europe ne s’offre pas facilement, et que la route sera longue et ponctuée d’obstacles…

Comment oublier ce dernier voyage et son insupportable fin ? Ces quatre « passagers » que nous avons ramenés à Pozzallo n’étaient pas… prévus. Nous étions repartis sauver des vies, nous sommes rentrés avec quatre victimes. Quatre morts, sortis de l’eau par un navire militaire français lors d’un énième sauvetage dramatique auquel nous n’avions même pas assisté. A 32 milles nautiques des côtes libyennes, la mort avait encore sauvagement frappé. Personne n’aime rapporter des cadavres. La mort, c’est l’échec, la colère, la tristesse, et l’antithèse de notre mission. Transférés à bord de l’Aquarius à la nuit tombée, ces quatre victimes anonymes ont hanté nos esprits pendant trente-six heures, jusqu’à l’arrivée à terre. Aujourd’hui, elles reposent enfin sur la terre ferme, et pour toujours dans nos têtes.

En hommage à ces victimes arbitraires et injustes, nous repartirons tant qu’il le faudra. Nous repartirons pour secourir ceux qui sont en détresse et éviter le pire. A chaque nouveau drame, c’est notre conviction qui se renforce : la présence de SOS MEDITERRANEE n’est pas salutaire, elle est indispensable. »

(1) Données OIM – 13 novembre 2017