Onzième jour : Double alerte sur l’Aquarius
6 mars 2016

Je sursaute. Soudain, en pleine nuit, le calme plat. La couchette ne joue plus les balançoires, les hublots en sifflent plus les hauts de hurlevent, la coque ne gémit plus. Enfin ! Huit jours qu’on attendait la fin de cette mauvaise mer, houle lourde et prétentieuse qui se voulait aussi grosse qu’une tempête. La nuit sera sans cauchemars. Et le réveil brutal. 6H40, message du centre maritime de Rome : «  Détournez votre trajectoire à vitesse maximum vers Latitude 33.26 N/ Longitude 013 37 E, pour assistance bateau en détresse avec 100 personnes à bord. »
En quelques minutes, l’équipage est sur le pied de guerre. Gants, gilets, casques, combinaisons s’entassent à côté des canots de sauvetage. Les médecins, en blouse verte, vérifient le matériel d’urgence. Sur la passerelle de commandement, on croise les trajectoires entre compas et radar…ils sont loin, très loin de nous ! Nous sommes à l’Est, à hauteur de la ville de Khoms, eux sont partis des alentours de Tripoli à l’Ouest. 
6H56, nouveau message de Rome : « Zodiac en détresse…100 personnes… Lat 33.13, Long 13.07 E » Deux ! Ils sont deux bateaux maintenant. Et le dernier est encore plus loin de nous, plus au Nord et après Tripoli, en regardant la frontière tunisienne. Rome nous dirige vers le premier : vingt milles, deux heures de navigation. On se sent un peu seul sur l’eau. Jusqu’à ce que deux navires militaires s’identifient. Un anglais, l’autre espagnol. Ce n’est pas Frontex qui croise dans les eaux européennes. Ressemble plutôt aux très discrets éléments de l’Opération Sophia qui traquent les passeurs, souvent sans grand succès – allez donc identifier des passeurs dans un rafiot bourré de migrants ! Heureusement, les militaires, plus proches que nous, filent un bon vingt nœuds. Notre Aquarius est équipé d’une clinique et Rome nous demande de rester, tout près, en assistance. Quant au deuxième Zodiac, le radar montre un navire qui se porte à son secours. Il ne s’identifie pas. Un navire de guerre. La mer, si calme jusqu’ici, bruisse des communications radio, l’anglais et l’espagnol se coordonnent, parlent de « bateaux de migrants », nous de « réfugiés en détresse », question de point de vue. Les deux Zodiac ont du quitter la côte libyenne l’un à minuit, l’autre à trois heures du matin. N’ont pas perdu de temps ! La coque claire de l’énorme bateau norvégien de Frontex, double- pont, moteur surpuissant, apparaît à l’horizon. C’est lui qui ramènera les réfugiés en Sicile. Sur le pont de l’Aquarius, Klaus le capitaine, jumelles à la main, apprécie en professionnel la navette du transbordement des migrants par canot rapide :« Bien. Ils savent faire. » 
Huit jours de tempête, une petite accalmie et deux embarcations en détresse en une matinée. On a compris.  Sur la côte, d’autres barques doivent se préparer à appareiller. Les passeurs ont relancé leur machine industrielle. En une année à peine, ils ont engrangé entre 3 et 6 milliards d’euros de gains. Et Europol estime que, au rythme actuel, ce chiffre pourrait doubler, voire tripler. Sont pas près de renoncer.   

par Jean-Paul Mari. Retrouvez son site Grands Reporters.

Crédits photos : Patrick Bar