Daniel Pennac – Le devoir de réfléchir
10 février 2019

Le livret pédagogique que SOS MEDITERRANEE vient de publier grâce au soutien de la Fondation Abbé Pierre est préfacé par Daniel Pennac, soutien de l’association de sauvetage en mer de longue date, écrivain et… ancien enseignant. Pour lui, la sensibilisation scolaire sur les naufrages en Méditerranée contribue au devoir de mémoire…. Et de réfléchir.

« Imaginez un historien du siècle prochain penché sur la tragédie qui se déroule aujourd’hui en Méditerranée. Des milliers de noyés dans cette mer presque close ! L’historien cherche à comprendre ce qui a bien pu se passer entre 2015 et 2020 (peut-être 2030, 2040, 2050…) pour que tant d’hommes de femmes et d’enfants se noient dans la mer Méditerranée. Y avait-il une guerre en Europe ? Une guerre comparable à celle de 14/18 ou de 39/45 ? Y avait-il une gigantesque épidémie ou une famine épouvantable ? Jetait-on les morts à la mer ? Non. Ni épidémie ni famine et l’Europe était en paix. La France, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, le Portugal, étaient en paix. La paix régnait sur toutes les rives européennes de la Méditerranée. La paix régnait aussi dans l’intérieur des terres, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, l’Europe centrale, l’Angleterre, tous les pays d’Europe étaient en paix. Alors ? A quelle catastrophe effroyable devait-on ces milliers de noyés ? Il cherche, notre historien, il cherche, et il trouve ceci :

Un dictateur exterminait son peuple en Syrie. Deux puissances du Golfe se faisaient la guerre au Yémen. En Libye une révolution remplaçait une tyrannie sanglante par un chaos meurtrier. Ailleurs, en Afrique subsaharienne, des politiques économiques prédatrices affamaient les populations, d’autres aggravaient les effets de la sécheresse. Voilà ce que trouve notre historien. Il tombe sur le malheur de cette partie du monde. Il tombe par conséquent sur les gens qui cherchent à le fuir. Mais fuir leur pays est impossible : pas de passeports, pas de visas, pas de voyages légaux envisageables. Interdiction de quitter légalement le malheur. Les malheureux se jettent donc sur les routes, traversent des déserts. Ils constatent que ces routes aboutissent à des frontières hermétiques. Ils se heurtent partout à des murs de barbelés gardés par des forces de police. Entrée interdite dans les pays d’Europe centrale.

Les malheureux se tournent alors vers la mer. La Méditerranée est leur dernier espoir. Ils se dirigent vers les côtes libyennes. Seulement, sur ces côtes, c’est le règne des bandits, la mort de toute loi, le pouvoir confié au crime. On y soulage les malheureux de leur dernier argent et on les jette à la mer. De fait, un grand nombre des embarcations sur lesquelles on les a entassés sont si fragiles qu’elles coulent en cours de route. Ils embarquent quand même. Ils fuient un enfer et ont foi en l’Europe. L’Europe est une terre de valeurs et de lois. On y lutte contre le crime. On y respecte la vie. Le droit maritime y fait un devoir de porter secours aux bateaux en perdition.

Mais ils découvrent très vite que l’Europe méditerranéenne elle aussi les rejette. Elle leur interdit ses côtes. Non seulement elle viole son droit maritime en ne les secourant pas mais elle renvoie les survivants en Libye. Elle paie la Turquie pour qu’on parque les réfugiés dans des camps.

A ce stade de ses recherches notre historien se demande ce qui a rendu possible un manque si radical de solidarité humaine. Il interroge la presse de l’époque. Il veut se faire une idée de ce que ressentait l’opinion publique européenne. Il tombe 07 sur des journaux, sur des archives visuelles et sonores qui, toutes, présentent ces réfugiés comme des vagues incessantes, des hordes affamées, un déferlement, une véritable invasion. Il lit cette phrase, souvent répétée : « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ». Il en conclut que l’opinion publique européenne est entretenue dans la peur d’être submergée par une immense partie de l’humanité. Peur raisonnable ? Pour s’en convaincre notre historien se reporte aux chiffres. Combien sont-ils, ces réfugiés ? Un million ? Deux millions ? Trois ? Se peut-il que cinq cent douze millions d’Européens ne puissent pas accueillir deux ou trois millions de malheureux jetés sur les routes par des guerres locales? C’est en tout cas, ce qu’on leur fait croire. Si vous accueillez ceux-là tous les malheureux du monde viendront, ce sera la fin de chacun des pays qui constituent l’Europe.

Terreur, donc, chez les citoyens européens. Leur instinct de conservation est mis à mal. Deux peurs viscérales alimentent cet instinct de conservation : la peur du changement et la peur de l’autre. Or, voilà qu’on les menace d’un changement radical dû à une invasion de tous les autres. Evidemment, la réaction est immédiate : Halte aux réfugiés! Fermons nos portes à double tour.

La plupart des élus savent que cette peur n’est pas fondée, ils savent que l’histoire de l’Europe au vingtième siècle (et particulièrement celle de la France) est l’histoire d’une immigration permanente. Un grand nombre des citoyens français du vingt-et-unième siècle sont les enfants des immigrés du vingtième. Mais tout le monde semble l’avoir oublié et les élus n’ont pas le temps de le rappeler à leurs électeurs.

Voilà donc, ce que découvre notre historien.

Il tombe sur ce détail, enfin : quelques bateaux, dont l’Aquarius, s’acharnent, malgré la fermeture de toutes les frontières, à sauver les réfugiés en péril sur la Méditerranée. Il tombe sur le programme des gens de l’Aquarius. Il s’agit de quelques pages proposées à la jeunesse pour qu’elle prenne, justement, le temps de réfléchir.

Réfléchir… Il y va toujours de notre dignité.

Ce programme ne vous est pas proposé pour vanter les mérites de SOS MEDITERRANEE (ces sauveteurs ne font que ce qu’il est naturel de faire en semblables circonstances). Non, en vous informant, ces pages visent juste à faire de vous les citoyens lucides et réfléchis qui, demain, voteront sans peur, en toute connaissance de cause, dans le respect des valeurs de solidarité qui font votre honneur, c’est à dire votre véritable identité. »

Daniel Pennac

Le livret pédagogique peut être téléchargé sur le site de SOS MEDITERRANEE.

CREDITS PHOTO : SOS MEDITERRANEE