Interceptions des garde-côtes libyens : retour vers l’enfer pour les rescapés !
8 décembre 2017

Dans les eaux internationales, les équipes de l’Aquarius ont assisté impuissantes à plusieurs interceptions d’embarcations en détresse par les garde-côtes libyens ces dernières semaines. Depuis les accords entre l’Italie et la Libye, soutenus par l’Union Européenne, les garde-côtes libyens sont mandatés pour ramener les candidats à l’exil en Libye, où ils sont victimes des pires exactions. Pourquoi les renvoyer là-bas quand on sait ce qui les attend ?

Vendredi 24 novembre, les yeux vissés dans les jumelles, à tour de rôle, sur la passerelle, les sauveteurs ne perdaient pas des yeux depuis l’aube une embarcation en détresse à la dérive à tout juste 1,5 milles marins de l’Aquarius.

« Vu les conditions météo et l’état de ce bateau, nous savions qu’il pouvait se briser et couler d’une minute à l’autre » explique le coordinateur des secours, Nicola Stalla. Gilets de sauvetage, combinaisons, casques enfilés à la hâte, radios réglées sur la bonne fréquence, l’équipe SAR (Search and Rescue pour Recherche et sauvetage) n’attendait que le feu vert des autorités italiennes pour lancer les canots de sauvetage à l’eau et démarrer l’opération.

Mais ce feu vert n’arriva jamais. La seule instruction reçue du MRCC (Centre de coordination des secours en mer) de Rome ce matin-là fut celle de rester en « stand-by ». La marine et les garde-côtes libyens avaient déclaré assumer la coordination des opérations et déclinaient l’offre d’assistance offerte par le navire de sauvetage de SOS MEDITERRANEE qui se retrouvait alors témoin impuissant de l’interception de plusieurs embarcations dans les eaux internationales, à 25 milles marins des côtes libyennes.

« Pendant les quatre heures de stand-by, les conditions météo se sont dégradées, augmentant le risque de naufrage. Nous étions prêts à lancer l’opération de sauvetage avec notre équipe de marins sauveteurs et notre équipement professionnel à tout moment », poursuit le coordinateur des secours.

Depuis la passerelle de l’Aquarius, sauveteurs, équipe médicale, journalistes se sont relayés pour observer aux jumelles les moindres détails de cette opération menée par les garde-côtes libyens.

« C’est terrible de voir que les politiques européennes et libyennes se font sur le dos de ces personnes et mettent toutes ces vies en péril ! »

« C’est comme si on était obligé de regarder un désastre annoncé, deux voitures sur le point de se percuter, une bombe à retardement sur le point d’exploser… sans pouvoir rien faire. Il pouvait y avoir 120, 140, 170 vies en danger à bord de ce canot pneumatique en mauvais état », confie l’un des sauveteurs. « Et on devait regarder ça à distance, parce que l’instruction était de rester en stand-by, mais à chaque instant on sursautait, on craignait que l’embarcation ne se brise et on savait que même si à ce moment là on recevait le feu vert pour intervenir, même en allant le plus vite possible, il nous aurait quand même fallu dix ou quinze minutes pour atteindre le bateau et que pendant ce temps, des femmes, des enfants, des hommes, qui ne savent pas nager, qui n’ont pas de gilet de sauvetage, se seraient déjà noyés. C’est terrible de voir que les politiques européennes et libyennes se font sur le dos de ces personnes, et mettent toutes ces vies en péril » poursuit-il.

Interceptés et renvoyés vers l’enfer libyen

Selon les informations reçues communiquées à l’Aquarius à la fin des opérations, l’interception des embarcations n’aurait pas fait de victime en mer. Maigre soulagement pour ceux qui, comme les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE, sont conscients de la réalité vers laquelle sont renvoyées les personnes qui viennent d’être interceptées par les garde-côtes libyens… retour à la détention et très probablement à la torture, aux rançons, aux violences voire à l’esclavage.

Un évènement d’autant plus éprouvant que ce type d’épisode tend à se répéter ces dernières semaines. Ainsi, 48h avant cette interception, les équipages de l’Aquarius avaient vécu une situation similaire à l’est de Tripoli. Après une longue attente et en l’absence d’intervention de ceux qui se présentent comme les « garde-côtes » libyens, l’Aquarius avait finalement reçu l’instruction de procéder au sauvetage des 108 passagers de l’embarcation en difficulté.

 « Presque deux heures après le premier contact visuel, nous avons enfin pu lancer les canots de sauvetage. Il n’y avait plus une minute à perdre. Cette longue attente a suscité une grande angoisse à bord de l’Aquarius, mais aussi à bord du canot en détresse. Les naufragés étaient très agités au moment où nous sommes arrivés » a expliqué par la suite le coordinateur adjoint des secours de SOS MEDITERRANEE, d’autant qu’ils dérivaient depuis des heures avec le cadavre d’une jeune femme à bord. 

« Quel être humain peut accepter de renvoyer ces personnes vers l’enfer qu’elles décrivent ? Et si c’était eux, les dirigeants politiques qui avaient été à notre place sur l’Aquarius, et si c’était le corps de leur fille, ou de leur sœur qui avait été retrouvée après que l’ambulance ait été mise pendant quatre heures en stand-by… ces dirigeants  prendraient-ils encore aujourd’hui les mêmes décisions ? », s’interrogeait-on à bord de l’Aquarius.

Ce vendredi 8 décembre l’Aquarius était de nouveau témoin d’une interception par les garde-côtes libyens dans les eaux internationales.

« Ces interceptions sont des moments extrêmement durs pour nos équipes, contraintes d’observer, impuissantes, des opérations conduisant à renvoyer vers la Libye des personnes fuyant ce que les rescapés décrivent comme un véritable enfer, et que nous n’avons eu de cesse de dénoncer depuis le début de notre mission en Méditerranée. SOS MEDITERRANEE, organisation civile européenne de sauvetage en mer, ne peut accepter ni de voir des êtres humains mourir en mer ni de les voir refouler vers la Libye lorsque leur embarcation est interceptée par des garde-côtes libyens », rappelle Sophie Beau, co-fondatrice de SOS MEDITERRANEE.

Photo :  L’Aquarius témoin d’une interception par les garde-côtes libyens dans les eaux internationales le 8 décembre 2017. Crédit : Grazia Bucca / SOS MEDITERRANEE