J+5 : La mouche
29 février 2016

Elle s’est posée juste au milieu de l’écran de mon ordinateur au moment même où j’écrivais. Je l’ai chassé de la main. S’est envolée. Est revenue, têtue, au même endroit. Il n’y a rien de plus gênant qu’un insecte au milieu d’une phrase. En plus, j’ai horreur des mouches. Dans le désert, elles sortent de nulle part pour torturer le marcheur qui a soif, tourmente les blessés et ne respecte pas les morts. Les mouches vivent de l’ordure du monde. La tentation était forte de l’écraser. J’ai renoncé. Après tout, cette mouche n’était pas là au départ de Lampedusa en Sicile et elle n’est apparue qu’à douze miles des côtes d’Afrique. Pas de doute, c’était une mouche libyenne. Elle est chez elle. Le fait est qu’elle a décidé de quitter la côte et de prendre le large pour venir se réfugier sur l’Aquarius. Cette mouche têtue, agaçante, mais perdue est de la race des insectes migrants. Alors, j’ai repris mon écriture et elle est allée se poser sagement à côté de ma machine sans plus déranger. Bien plus gênante est cette mer qui roule des vagues de plomb et joue les « machines à laver », du nom que les marins donnent aux hublots soudain submergés par une lame. Le temps commence à s’améliorer. L’accalmie permet de parler avec ceux que nous ne connaissons pas. Une chose est sûre. Ce bateau est habité par un esprit et des hommes pas comme les autres. Il y a Jean le marin, jeune officier formé à l’école navale et habitué des plates-formes pétrolières qui dit avoir compris sur l’Aquarius la véritable nature de son métier-vocation. Et celle de Majd, naviguant né à Idlib en Syrie, réfractaire au service militaire et vogue depuis en frôlant les côtes de sa terre natale. Et celle de Zenawi, l’Érythréen qui a fui voilà trois ans la dictature de son pays, a franchi la Méditerranée sur un rafiot pour gagner Lampedusa, s’est installé en France et fait office d’interprète en arabe et en tigréen. En attendant de se retrouver sur le pont de l’Aquarius, du bon côté, pour tendre la main au naufragé qu’il était. Et puis, il y a l’histoire de Klaus Vogel, capitaine de navire marchand et président de l’association à l’origine du projet, personnage peu commun qui voulait devenir médecin, se retrouve marin à l’âge de dix-huit ans, pose son sac cinq ans plus tard pour fonder une famille et faire un doctorat d’histoire entre Paris et Gottingen. Revenu sur l’eau, il sillonne le globe comme capitaine sur d’immenses porte-conteneurs, mais abandonne tout, d’un coup, à 58 ans, parce qu’il ne supporte pas de voir la Méditerranée vide quand les migrants se noient et appellent au secours. Oui, ce navire est un creuset capable de fondre plusieurs vies ensemble. Tiens ! La mouche s’est envolée. Plus légère.

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par Jean-Paul Mari

Crédits photos : Patrick Bar