« N’aie pas peur, le bateau va venir te chercher »
22 novembre 2016

Récit d’un sauvetage tragique.

Marie Rajablat, écrivain, invitée à bord de l’Aquarius, livre son récit d’une journée de sauvetage dramatique à bord de l’Aquarius. « Mamma Africa », comme l’ont surnommée les 404 réfugiés à bord de l’Aquarius, revient sur le sauvetage dramatique du 14 novembre dernier, au cours duquel 114 vies ont néanmoins été sauvées.

« La matinée s’est étirée doucement autour de travaux de maintenance divers sur les bateaux de sauvetage et diverses autres petites tâches, en apparence anodines, mais non moins nécessaires. C’est ainsi qu’une partie de l’équipe SAR, aidée des journalistes se retrouve sur le pont arrière, à marquer les gilets de sauvetage neufs du sceau « SOS MED ». Assis au soleil, ça bosse, ça blague, ça blogue et ça tweete joyeusement, sous l’œil amusé du trésorier de SOS Mediterranée Allemagne, présent à bord pour quelques jours.

11h30. Le responsable adjoint de l’équipe de sauveteurs nous rejoint et nous demande de suspendre nos activités. Son annonce ne laisse rien présager de bon : deux « rubber boats » – bateaux pneumatiques – en difficulté dont un qui se dégonfle depuis environ trois heures ont été signalés. L’Aquarius se met donc en route vers la position supposée des naufragés. Il faut deux heures de route pour les rejoindre. Deux heures qui pourraient bien être fatales. Arrivés sur zone, nous voyons de loin un des deux « rubber boats ». L’observation à la jumelle d’une demi douzaine de membres de l’équipage laisse penser que le bateau est encore sain et qu’il faut donc se concentrer sur le second. Le Capitaine fait sonner la sirène de l’Aquarius une fois, pour faire savoir à ces infortunés qu’ils ont été vus et qu’on reviendra les chercher. Sur la passerelle tous les regards vissés aux jumelles scrutent l’horizon, mais nous, en bas, nous scrutons la fragile petite embarcation et pensons au désespoir de ses passagers qui voient glisser et s’éloigner le seul potentiel sauveur au loin…

Pendant un temps qui nous paraît infiniment long à tous, nous scrutons la mer alentour à la recherche du second bateau pneumatique : du bleu, du bleu, rien que du bleu. Puis des taches brunes un peu sombres … non, ce sont des méduses… Puis ici ou là, des petites bouteilles en plastique, vides, flottent… Puis une espèce de flotteur en polystyrène blanc … Mais pas l’ombre d’une trace de vie… Je ne sais pas combien de temps a duré cette recherche…

Finalement, l’Aquarius change de cap et repart en direction du premier canot : des hommes et des femmes attendent toujours, et chaque minute qui s’écoule les rapproche d’une éventuelle noyade. Pendant que l’Aquarius fait route vers eux, nos yeux ne peuvent pas se détacher de ce petit morceau de polystyrène blanc, comme s’il marquait le lieu d’un naufrage. Un rafiot non localisé, ce sont plusieurs dizaines, souvent des centaines de vies englouties dans une indifférence totale…

Puis, le point blanc finit par disparaître, alors nous nous retournons vers les vivants. La toute petite embarcation grossit au fur et à mesure qu’on s’en approche. Ce qui n’était d’abord qu’un point gris à l’horizon prend forme, puis vie. Improvisée vigie à la demande du responsable des SAR, me voilà les jumelles vissées sur les yeux. A bord du « rubber boat », beaucoup de cris et d’agitation. Trois hommes semblent essayer d’endiguer la panique et de calmer tout le monde. Peine perdue. Nos deux canots de sauvetage ont à peine le temps d’être déployés que déjà des hommes se jettent à la mer, de tous les côtés. En une fraction de seconde, tout bascule. Partout, des hommes, dans l’eau, qui hurlent et se débattent. Derrière ces jumelles, j’ai l’impression que je pourrais toucher chacun d’eux, les attraper et les pousser jusqu’aux gilets de sauvetages que l’équipe leur balance. Là, impossible de faire dans les règles de l’art ; la nécessité fait loi et il faut lancer tout ce qui flotte à la mer pour que les hommes puissent s’y accrocher : gilets, bouées, ou les « bananes », ces longs boudins rouges avec des poignées auxquelles se raccrocher. Les bateaux de secours sillonnent ce champ de bataille comme ils peuvent, repêchant un homme ici, poussant un autre dans le pneumatique, là. Il faut faire vite mais sans précipitation. Il faut rester concentré sur la priorité : sauver des vies.

Pendant ce temps-là, le coordonnateur de MSF se tient à la proue de l’Aquarius, où les naufragés hurlant dérivent. Debout, il tient chacun des hommes au bout de son doigt et crie à l’un : « Toi, je te vois, n’aie pas peur, le bateau va venir te chercher ! ». Puis, se tournant légèrement vers un autre : « Toi, je te vois, ne t’inquiète pas, on ne te laissera pas ! ». Et ainsi de suite, une bonne dizaine de fois. Le responsable des sauvetages pour SOS Méditerranée, Mathias, est venu le rejoindre et tous les deux n’ont cessé de leur parler jusqu’à ce que tous les hommes soient récupérés par les sauveteurs.

Petit à petit le calme est revenu. Everything est redevenu under control… Au total : 114 vies humaines ont été sauvées. Pour 5 personnes, il était déjà trop tard. Elles s’étaient noyées au fond du canot. Nous apprendrons le lendemain que le deuxième bateau a été retrouvé. »

Par Marie Rajablat

Crédits photos : Susanne Friedel