Quelque part dans le noir de la mer des hommes et peut être aussi des femmes et des enfants sont perdus…
13 février 2017

Bertrand, 42 ans est originaire du sud de la France. Il achève sa deuxième mission à bord de l’Aquarius. Passionné de voile depuis son enfance, il y a quatre ans, après une carrière dans la communication évenementielle et le tourisme, il a décidé de tout quitter et de reprendre le large. Avec SOS MEDITERRANEE il est parvenu à joindre sa passion pour la mer et son désir de s’engager dans l’humanitaire. Voici son témoignage poignant d’une expérience hors du commun.

Vendredi trois février.

Minuit.

Deux sauvetages dans la journée qui vient de s’écouler.

L’un au lever du soleil, l’autre à son coucher.

Beaucoup d’enfants seuls, de femmes et leurs bébés.

La soirée passée à scruter la nuit trois heures durant les jumelles incrustées dans les yeux.

Ce ne sont plus des cernes que j’ai ce sont des doubles paupières gonflées placées sur orbites creusées.

On cherche un bateau en bois depuis la fin de l’après midi.

On n’y voit pas grand chose.

Pas de lune et un air humide qui brouille la vue.

On a plus de chances de lui passer dessus au dernier moment que de le trouver sur l’horizon.

C’est l’angoisse du capitaine.

Tendu.

Quelque part dans le noir de la mer des hommes et peut être aussi des femmes et des enfants sont perdus.

Ballotés par les vagues sur un morceau de bois.

Je les imagine apeurés.

Sans témoins.

Quoi qu’il se passe.

Qu’ils vivent ou trépassent.

À qui ou quoi se raccrochent ils en ce moment même, pour se rassurer ?

Une lumière sur l’eau, un bruit, un espoir, un hypothétique dieu ?

Deux heures de sommeil.

Et un réveil pour un sauvetage en vue à trois heures du matin.

Puis suivent trois autres rubber boats.

Secourus entre le lever du jour et midi.

Et enfin le wooden boat que nous recherchions la veille.

Une trentaine de personnes sur ce morceau de bois de cinq six mètres.

Un bébé, des enfants, des femmes et quelques hommes dont un vieux grand père.

Nous l’apprenons plus tard : il y a parmi eux  plusieurs familles palestiniennes mais qui n’ont jamais vu leurs terres.

Expatriées depuis leur plus jeune âge en Syrie, puis qui avec la guerre ont fui au Liban dans un camp de réfugiés.

Survie entre deux fronts.

Fuir le feu des bombes, ne plus avoir peur de mourir chaque nuit et faire que nos enfants puissent jouer dehors comme tous les enfants du monde libre.

Telles sont les raisons invoquées par ces pères de famille pour partir.

Ces explications viennent plus tard.

L’heure est pour l’instant au sauvetage.

Le morceau de bois tangue et menace de chavirer dès que l’un des occupants se lève pour monter à notre bord.

Nous sommes tous tendus.

Une mère de famille assise à mes côtés plonge ses yeux clairs dans les miens, elle me réclame en larmes son bébé.

Un bébé ? Quel bébé ?

Nous ne l’avons pas vu ! Nous ne le voyons pas !

Où est-il ?

Quelques minutes d’angoisse pour nous avant que ce bébé ne sorte caché de sous les bras du père.

Les enfants apeurés sanglotent.

Un homme pleure sa joie de nous voir, prie et nous remercie sans cesse.

Nous amenons les premiers embarqués, femmes enfants et bébé à bord de l’Aquarius.

Pour la première fois depuis trente-six heures je sens l’émotion monter en moi.

Je ne la retiens pas.

Quelques heures plus tard et ce sont près de huit cents humains qui sont à bord enfin sains et saufs.

En route vers un autre monde, imaginé, espéré, rêvé.

Ils sourient.

À la vie.

Nous aussi.

« Quand la joie

Se pleure

Dans les yeux

Jolies larmes

De l’âme

Tu souris

À la maman cœur

Tu pries

Pour les frères et sœurs

Tu ris

Avec l’homme seul

Qui pleure

De joie »

Par Bertrand

Crédits photos : Federica Mameli