Vingtième jour : lettre à ma mer.
18 mars 2016

Ah ! Te revoilà, toi ! Mais où étais-tu donc passée? Depuis qu’on a pris le chemin du retour vers la Sicile, tu nous refais les yeux doux et le dos rond. Les 1817 tonnes de l’Aquarius glissent sur une mer lisse, une eau bleue miroir, sans un souffle de vent. Ce matin, après une nuit sans cauchemars, j’ai écarté les rideaux de ma cabine sur un ciel transparent et léger. Dehors se profilait le paradis. Levanzo, Marettimo et Favignana, les îles des Égades à l’ouest de la Sicile, ses plages dorées, son vin noir et ses rougets frits. Surpris, j’ai écouté. Pas un craquement, plus le moindre signe de cette colère qui tourmentait la grande carcasse d’acier de notre Aquarius. Il y a quelques heures à peine, face aux côtes libyennes, je ne t’ai pas reconnu sous ta lumière grise, les lèvres ourlées d’une bave d’écume et le creux de tes vagues grimaçant un vilain rictus mortuaire. J’étais abasourdi. Notre mer la Méditerranée ne m’avait pas élevé avec autant de dureté. Et ce vent, ce vent ! Sifflant comme Scylla quand elle saisit les naufragés et les noie sans pitié. Ce matin-là, ce n’était même pas des marins, mais des Africains à la dérive. Ne savaient même pas nager ! Leur moteur cafouillait, leur Zodiac dégonflé fuyait de toutes parts, radeau du désespoir qui convulsait sur l’eau comme un animal à l’agonie. Ils n’avaient aucune chance! Et toi, tu t’acharnais.

L’Aquarius est arrivé juste à temps. On te les a arrachés.

Et la nuit, sur le pont de notre bateau, je les ai écoutés. D’abord, Priscille, et son bébé de trois mois, prénommée « Bénédiction », partie du Cameroun son bébé à peine né, pour fuir un mariage forcé, pour lui donner une vie où elle aura le choix. Et Willy, cinq ans, rivé au bastingage face à l’inconnu me demandant « s’il y avait des poissons dans la mer qui mangent les hommes ? » Et l’autre, gaillard de vingt ans, fils de grand magistrat, père décédé et mère ruinée, dépossédée, escroquée par son oncle, qui a décidé de trouver l’argent pour réparer l’injustice. Et Siku, le Nigérian, qui a fui Boko Haram. Comme Cyril, le Camerounais, Chrétien, lui aussi menacé par les islamistes. Cyril, frappé par le syndrome libyen, racisme, séquestration, viols et « maisons de torture ». Cyril, qui parle comme un docteur en philosophie en racontant à voix basse les milices et les tueurs de Daech, les migrants forcés de prendre les armes pour jouer la chair à canon. Et ces pauvres bougres qu’on drogue pour les transformer en tortionnaires de leurs frères. Ainsi dans ces formes qui dorment autour de nous enroulées dans des couvertures, il y aurait côte à côte torturés et tortionnaires ? Et Cyril a fait oui de la tête.

Dehors, la mer grondait, ricanait et je ne la reconnaissais plus. Pour ne pas la haïr, je me suis forcé à me rappeler les dauphins venus à notre encontre lors du sauvetage du Zodiac. Un, deux, trois, quatre puis cinq dauphins qui se sont placés juste devant la proue du bateau. Sont restés là longtemps. Jusqu’à ce qu’on le trouve. Pour nous montrer le chemin.

par Jean-Paul Mari. Retrouvez son site Grands Reporters.

Crédits photos : Patrick Bar