#56 – Les choix politiques de l’Europe provoquent de nouveaux naufrages et la criminalisation des sauvetages se renforce

Cette publication de SOS MEDITERRANEE a pour but de faire le point sur les évènements qui se sont déroulés en Méditerranée centrale au cours des deux dernières semaines. Il ne s’agit pas de livrer une revue exhaustive des faits, mais plutôt de fournir des informations sur l’actualité de la recherche et du sauvetage dans la zone où nous intervenons depuis 2016, sur la base de rapports publiés par différentes ONG et organisations internationales ainsi que par la presse internationale.

[14.02 – 14.03.23]

Plus de quatre naufrages en un mois dans un contexte d’inefficacité flagrante de la coordination et des services dédiés à la recherche et au sauvetage

Le 14 février, au moins 73 personnes sont mortes dans un naufrage au large des côtes libyennes. Sept rescapé.es dans un état très grave ont été conduit.e.s à l’hôpital en Libye.

La semaine suivante, le 26 février, une autre tragédie s’est produite en Méditerranée centrale, à l’intérieur des eaux territoriales italiennes. Au moins 98 personnes sont mortes ou ont disparu, dont des bébés et des femmes, dans un naufrage à Cutro, en Calabre, sur la côte sud de l’Italie.  Leur embarcation avait quitté la Turquie quatre jours plus tôt avec plus de 200 personnes à bord, et avait coulé en tentant de toucher terre après s’être fracassée contre des rochers dans des conditions météorologiques très difficiles. Selon différents médias et Frontex, cette dernière avait repéré l’embarcation pneumatique grâce à la surveillance aérienne la veille du drame et relayé l’information aux autorités italiennes. Ces dernières ont lancé une opération de  maintien de l’ordre plutôt qu’une opération de recherche et de sauvetage en envoyant deux patrouilleurs de la garde financière italienne, qui ont finalement dû rentrer au port en raison des mauvaises conditions météorologiques. Plus de 40 associations de la société civile italienne et européenne ont déposé une plainte collective auprès du bureau du Procureur de Crotone pour demander qu’une enquête soit réalisée sur le  naufrage du Cutro afin de faire la lumière sur les responsabilités de Frontex et des autorités italiennes dans la mort de ces personnes.

Le 11 mars, 30 autres personnes sont mortes en Méditerranée centrale, lors d’un sauvetage tardif, à la suite d’une coordination tardive des recherches par les autorités maritimes compétentes. La hotline civile pour embarcations en détresse Alarm Phone et l’avion Seabird2 de l’ONG allemande Sea-Watch avaient pourtant envoyé plusieurs alertes de détresse à toutes les autorités maritimes concernées quelques heures avant la tragédie.  Le 10 mars au soir, Alarm Phone a envoyé une alerte de détresse pour une embarcation transportant 47 personnes au large des côtes libyennes et informé les autorités maritimes compétentes. Des navires marchands se trouvaient à proximité de l’embarcation en détresse mais n’ont pas reçu l’ordre d’intervenir, d’après Alarm Phone et Sea-Watch. Selon les preuves reconstituées par Alarm Phone et Sea-Watch, « les 30 personnes décédées pourraient être encore en vie, si seulement les autorités italiennes et maltaises avaient décidé de coordonner immédiatement une opération de sauvetage appropriée ».

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a enregistré 248 décès dus à des naufrages en Méditerranée centrale depuis le 14 février 2023. L’ampleur de la tragédie qui se déroule dans cette partie de la Méditerranée est très probablement fortement sous-estimée en raison de nombreux naufrages possibles sans témoin. Souvent, ces vies auraient pu être sauvées si la coordination des opérations de recherche et de sauvetage avait été efficace en Méditerranée et si les eaux internationales de la Méditerranée centrale n’avaient pas été vidées des moyens dédiés à la recherche et au sauvetage dirigés par les États européens.

La criminalisation croissante des navires civils déclenche des critiques de la part de l’ONU et de l’Europe

Alors que les navires des ONG continuent de combler le vide laissé par les États membres européens en Méditerranée centrale, et à la lumière du nouveau décret italien converti en loi le 15 février, les lieux de débarquement des rescapé.e.s sont de plus en plus  éloignés, et les navires font l’objet d’une surveillance tatillonne.  Des organisations internationales, telles que  le Conseil de l’Europe et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, ont exprimé leur inquiétude face à de telles pratiques  qui entravent  l’aide vitale en Méditerranée. En outre, la Commissaire aux droits de l’homme Mijatović a réitéré son appel aux autorités italiennes  pour qu’elles suspendent leur coopération avec le gouvernement libyen en matière d’interceptions en mer, sachant que 1 484 personnes ont été renvoyées de force en Libye pour y subir une détention arbitraire quasi systématique au cours du mois écoulé.

Le 14 février, l’Ocean Viking a évacué 84 personnes, dont 58 mineurs non accompagné.e.s, d’une embarcation pneumatique surpeuplée en détresse dans les eaux internationales au large de la Libye.  Ravenne, dans le nord de l’Italie, a été aussitôt désigné comme port de débarquement, à quatre jours de navigation de l’endroit où l’opération de sauvetage avait eu lieu.

Le 16 février, l’Aita Mari de l’ONG Salvamento Maritimo Humanitario a  secouru 31 personnes et les a débarquées à Civitavecchia trois jours plus tard. Le 21 février, de retour en Méditerranée centrale, Aita Mari a secouru 40 personnes d’une embarcation métallique et a aidé une autre embarcation pneumatique du même type qui a été  secourue  par les garde-côtes italiens. Les rescapé.e.s ont ensuite été débarqué.e.s  à Ortona, à 750 milles nautiques (1 389 km), le 25 février.

Le 16 février, le Life Support de l’ONG Emergency a effectué deux sauvetages, évacuant un total de 156 personnes en détresse. Civitavecchia a rapidement été désigné comme lieu sûr pour les rescapé.e.s. Le navire a effectué un autre sauvetage le 7 mars, évacuant 105 personnes d’une embarcation pneumatique en détresse. Brindisi, une ville portuaire italienne sur la mer Adriatique, a été désignée pour débarquer les rescapé.e.s.

Le 17 février, le Geo Barents de l’ONG Médecins Sans Frontières (MSF) a débarqué 48 rescapé.e.s.  secouru.e.s le 13 février à Ancône. Une semaine plus tard, le 23 février,  le Geo Barents a été placé en détention administrative pendant 20 jours par les autorités italiennes et condamné à une amende de 10 000 €. Selon une information relayée par Rai News, MSF explique que « l’Autorité portuaire d’Ancône conteste la légitimité de l’ONG médicale à la lumière du nouveau décret, sous prétexte qu’elle n’aurait pas fourni toutes les informations demandées ». C’est la première fois qu’un navire civil dédié à la recherche et au sauvetage en Méditerranée centrale fait l’objet d’une détention administrative et d’une sanction financière définies par le décret-loi italien ratifié en début d’année.

Augmentation des arrivées en Italie par la mer ces deux dernières semaines, principalement en provenance de Tunisie

Selon les chiffres du ministère italien de l’Intérieur, plus de 20 000 personnes sont arrivées en Italie depuis début mars. Certaines personnes sont arrivées de manière autonome, d’autres ont été secourues par les garde-côtes italiens, des navires marchands ou des navires d’ONG. Le 1er mars, le chercheur Matteo Villa a calculé que sur l’ensemble des personnes arrivées en Italie en 2023, seules 7,7% ont été secourues par des navires d’ONG.

Les données montrent que l’augmentation des arrivées en  Italie est principalement due à la situation politique en Tunisie, les populations subsahariennes étant de plus en plus ciblées par les arrestations et les agressions dans le pays, après les violentes fausses accusations proférées par le président Kaïs Saïed le 21 février. Les Tunisiens qui accueillent des étrangers dans le besoin sont également passibles de quinze jours de prison et d’une amende. Selon un journaliste indépendant en Tunisie, des centaines de personnes attendent devant les bureaux des Nations Unies pour demander à retourner dans leur pays d’origine, jusqu’à présent en vain.