Anne, médecin sur l’Ocean Viking
15 juillet 2020

« Nous avons longuement expliqué la situation aux personnes à bord, mais leur peur d’être renvoyées de force en Libye était plus forte. »

Juillet 2020. Pour la première fois de son histoire, SOS MEDITERRANEE prend la mer avec sa propre équipe médicale, en pleine pandémie mondiale de COVID-19. Pour la première fois aussi, l’état d’urgence sera déclenché en raison d’une angoisse psychologique délétère à bord qui, sans le sang-froid des équipes, aurait facilement pu tourner au drame. Cette 9e rotation anxiogène de l’Ocean Viking marquera les esprits de tous les membres de l’équipe, à commencer par Anne, médecin à bord.  Décryptage.

Quel était l’état de santé des rescapés à leur arrivée?

« En plus du mal de mer, les rescapés  souffraient de déshydratation, d’épuisement, de sérieux coups de soleil et portaient également les séquelles d’un stress psychologique grave lié à la peur de périr en mer pendant quatre jours et quatre nuits. Durant leur séjour en Libye, plusieurs d’entre ces personnes ont rapporté avoir été détenues de force, enlevées, battues et torturées par leurs ravisseurs. Certains présentaient d’anciennes blessures traumatiques (contusions suite à des passages à tabac, cicatrices de brûlures, traumatismes articulaires causés par une position douloureuse contrainte et prolongée, séquelles d’un membre cassé mal soigné…) ainsi que des blessures physiques dues à la nature extrême du travail forcé en Libye. En raison du manque d’accès aux soins de santé ou aux médicaments, de nombreux rescapés souffrant de maladies chroniques ont également vu leur état de santé se dégrader. Enfin, nous avons rencontré des problèmes liés aux conditions de vie en Libye, comme des abcès nécessitant une intervention chirurgicale, des maladies infectieuses de la peau ou un malnutrition importante. »

Qu’est-ce qui a causé une telle anxiété à bord ?

« Nous avions constaté un nombre incalculable de signes de traumatismes ‘invisibles’ infligés en Libye dont des traumatismes psychologiques graves (causés par des violences sexuelles par exemple). Bien qu’en sécurité à bord de l’Ocean Viking, ils continuaient de subir le stress psychologique caractéristique de personnes confrontées à une expérience de mort imminente (après avoir passé des jours en pleine mer). Puis est apparue l’angoisse liée à l’attente prolongée sur le navire sans aucune information. Ne sachant pas ce qui allait leur arriver, certains ont commencé à craindre d’être ramenés de force en Libye. Le fait que notre équipage n’ait reçu aucune information [des autorités maritimes compétentes] et n’ait donc pas pu la partager avec les rescapés a rendu plus difficile notre capacité à établir une relation de confiance avec eux, entrainant une grave détresse psychologique de leur part. L’Ocean Viking est un navire de recherche et de sauvetage, il est conçu pour assurer la sécurité des personnes pendant une courte période de temps avant qu’elles ne soient débarquées dans un port sûr. Le pont n’est pas confortable, il n’y a pas grand-chose pour occuper les esprits et il est difficile d’avoir de bonnes nuits réparatrices… Exténués, les rescapés n’avaient rien d’autre à faire que de ressasser leurs expériences traumatisantes et leurs soucis. »

Comment avez-vous géré la situation durant les 11 jours d’attente d’un port sûr ?

« Nous avons longuement expliqué la situation aux personnes à bord, mais leur peur d’être renvoyées de force en Libye était plus forte. Nous répondions le mieux possible à leurs questions, mais tout ce que nous pouvions leur dire, c’est que nous faisions de notre mieux pour obtenir un port sûr où les débarquer, et que malgré nos nombreuses tentatives pour obtenir des informations, nous n’en avions encore aucune à partager. Cela a alimenté la frustration et créé un niveau de détresse qui les a amenés à envisager de se blesser eux-mêmes ou de faire du mal à d’autres personnes. Une autre cause de stress était l’impossibilité de contacter leur famille [en raison de l’absence de réseau] qui ne savait pas s’ils étaient morts ou vivants. Il y a eu six tentatives de suicide à bord, plusieurs attaques de panique, des idées dépressives… L’équipe médicale a répondu par des premiers secours psychologiques (PFA), un soutien accru et de nombreux soins médicaux. Mais nous ne pouvions pas éliminer les causes extérieures de leur détresse : nous étions limités dans l’aide que nous pouvions leur apporter. »

Photos : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE