« Nous sommes les yeux d’une Europe qui ne veut pas voir »
29 août 2017

Alessandro Porro, membre italien de la SAR Team de SOS MEDITERRANEE raconte son expérience à bord de l’Aquarius dans un texte publié le 22 août par le Corriere della Sera. (Traduction: Benedetta Collini)

« A bord de l’Aquarius, Méditerranée Centrale. Malte à l’horizon. Nous accompagnons en Italie 112 personnes secourues le jour de l’Assomption par nos collègues de l’ONG MOAS. 112 personnes dans un seul bateau pneumatique. Comme d’habitude : il y a des femmes, des enfants, des blessés, mais pour la plupart des jeunes hommes, quelques-uns plus âgés. Sur le pont, crayons de couleurs et feutres en main, ils racontent en dessin leur voyage de l’Afrique au « fleuve Méditerranée ». Ils l’appellent comme ça. Avant de partir on leur dit qu’ils vont traverser un fleuve, qu’il n’y a pas de danger.

Moi aussi je suis un migrant. Du Piémont, transplanté en Ombrie puis en Toscane, par amour et pour le travail. Quelques années passées à goûter à l’Europe, comme étudiant et saisonnier. J’ai passé la moitié de ma vie à bord des ambulances de la Croix Rouge, bénévole d’abord, salarié ensuite. Accidents de voiture, blessures par arme à feu, personnes âgées en détresse, violences familiales. C’était le quotidien. Mais pas seulement. Aussi les secours en mer, et sur le lac Transimeno, sur le fleuve Arno avec les collègues OPSA (operatori polivalenti di salvataggio in acqua – ouvriers polyvalents du sauvetage aquatique). Je suis secouriste, c’est ce qui me réussit dans la vie. Cela ne relève pas du courage, juste de l’entraînement et de la pratique.

L’an dernier, alors qu’en Italie on ne parlait pas encore des ONG de sauvetage en mer, j’ai vu dans le magazine « Internazionale » la photo d’un sauvetage de migrants en Méditerranée. Rien à voir avec les baigneurs fatigués sur les plages de Toscane, là des personnes étaient littéralement extraites des avagues. J’ai envoyé une candidature, SOS Méditerranée m’a fait confiance, j’ai embarqué sur l’Aquarius. Ma première mission : six semaines au mois de juillet, au large de Tripoli, dans les eaux internationales. Trente équipiers, parmi lesquels l’équipage maritime, l’équipe médicale et le SAR team, l’équipe de recherche et sauvetage. Plus de mille-quatre-cents personnes sauvées et accompagnées en Italie, avec dignité.

Nous sommes les yeux d’une Europe qui ne veut pas voir. On nous a appelés des « extrémistes humanitaires », mais être humanitaires n’est pas un choix, pas un métier, pas un chef d’accusation. Extrémiste est un terme exagéré, un raccourci. Un mensonge même, dans ce cas précis. Nous sommes, nous et nos collègues des autres ONG, des techniciens du sauvetage, nous faisons la différence entre les naufragés et les rescapés. En mer, nous recueillons des vies et des histoires. Parfois des cadavres (3 août), parfois des enfants encore attachés par le cordon ombilical (11 juillet). Dès qu’ils se sentent en sécurité, nos passagers nous racontent leur voyage. Ils parlent des réseaux très puissants de passeurs qui les ont achetés puis revendus. De prisons légales et illégales en Lybie, d’enlèvements et de violences. Plusieurs d’entre eux ont été séquestrés sur la route, forcés à travailler. Payée la rançon, revendus aux passeurs. Une autre rançon à payer pour la fuite en mer. Nous avons vu des hommes avec des balles dans l’abdomen, des marques de fouet sur leur dos, des brûlures sur la peau.

À bord de l’Aquarius, j’ai découvert une Université autogérée du sauvetage. Des professionnels – médecins, infirmiers, plongeurs, sapeurs-pompiers, marins – tous concentrés à perfectionner les différentes techniques de secours, chronomètre en main. Neuf secondes pour ramener de la mer à la clinique une personne en arrêt cardiaque. Sur le navire, même les journalistes doivent mettre de côté leur caméra pour aider si besoin. Et il y a souvent besoin. Nous venons de toute l’Europe, d’Amérique, d’Australie. A nos côtés, il y a le personnel médical de Médecins sans Frontières. Calmes, pragmatiques, diplomates. Pas des héros, juste des grands professionnels, préparés, méticuleux.

Prendre la mer est dangereux. Porter secours à un bateau fait d’une planche de bois et d’une bâche gonflée, avec 200 personnes à bord, comporte des risques. Mais nous sommes équipés et formés. Notre priorité est toujours notre propre sécurité. Parfois il y a un silence surréel quand on approche un bateau en détresse. 400 yeux nous regardent, et pas un mot. Ils ne savent pas si notre arrivée est signe de salut ou de retour en enfer. Le premier à briser ce silence, c’est le médiateur culturel à bord de nos zodiacs. Le sauvetage est un art zen, il faut qu’une idée précise passe : « vous êtes en sécurité ». Nous avons avec nous des sacs pleins de gilets de sauvetage qui sont distribués à tout le monde. Puis, lentement, douze par douze, on amène les gens vers l’Aquarius. Un kit avec de l’eau, de la nourriture, des couvertures, des habits propres. Premier triage sanitaire, changement de vêtements. Les cas les plus graves sont amenés à la clinique, souvent les violences physiques sont récentes. Puis commence la première nuit sur le pont, ils s’endorment tous, épuisés. Avec le temps, les corps reprennent des forces. La vue des côtes italiennes déchaîne des danses et des chants : c’est l’allégresse du naufragé.

Mes amis me demandent si ce qu’on dit à la télé est vrai, si nous sommes les taxis de la mer. Non, nous sommes les ambulances de la mer. Et comme des ambulances, nous sommes coordonnés par un SAMU (le MRCC à Rome) qui reçoit des appels de détresse et décide qui envoyer pour le sauvetage : nous, ou les Garde-Côtes italiens, ou la Marine, ou des navires marchands, ou d’autres ONG. Nos routes sont suivies à la trace, nos appels enregistrés. Sur l’Aquarius, comme sur les autres navires, nous avons conscience de ne pas être la solution au problème, un grand problème. Nous sommes un pansement provisoire qui tamponne l’absence d’un plan européen de recherche et sauvetage en mer depuis la suspension de l’opération Mare Nostrum de la Marine Nationale italienne. Un pansement qui pourtant sauve des vies, qui fait la différence. En tant que piémontais, j’ai vu des oliviers commencer à pousser sur des terres et sous des climats autrefois hostiles. Le changement climatique déplace les arbres, comment imaginer empêcher les gens de migrer ? En ce moment l’Italie est rongée par l’inquiétude. Il sera intéressant, dans dix ans, de relire les évènements qui ont marqué cette période. Moi, à bord l’Aquarius, je suis déjà certain d’avoir été du bon côté de l’Histoire. »

Texte : Alessandro Porro

Traduction : Benedetta Collini