Carnets d’Hippolyte BD reporter à bord de l’Ocean Viking – épisode 21 – Baptiste, la mer comme équipage

30 juillet. 

Sur un navire une chose compte par-dessus tout : les horaires, les quarts et les repas. Pour garder le rythme, prendre du repos et se tenir prêt. 7h30, 11h30, 17h30. Et les règles ne changent pas pour un navire à quai. Il est midi, nous finissons de manger à bord avec Baptiste. Il est arrivé deux jours avant nous à Porto Empedocle pour préparer le navire à l’inspection, tout mettre en place. À seulement 26 ans, il a quasiment tout connu. Après une école de pâtisserie, il intègre l’école maritime avec un rêve : Sea Sheperd. Avec eux il naviguera sur toutes les mers du globe, dans toutes les conditions. Puis SOS MEDITERRANEE. Ce jeune malouin travaille pour eux depuis 4 ans, sur l’Aquarius puis l’Ocean Viking, comme marin sauveteur et conducteur de RHIBs, ces bateaux rapides à coque semi rigide indispensables aux opérations de secours quand une embarcation est repérée en mer. L’urgence, la tension, il connait.  

Quand je l’ai rencontré, j’ai cru qu’il était anglais. La peau claire, les joues rosées, les yeux clairs, le flegme, la posture et cet accent, inimitable. Résultat de 14 mois passés sur une base scientifique anglaise, King Edward Point, en Géorgie du Sud, 13057 km à l’est-sud-est des îles Malouines, en Antarctique. Loin d’un quai de Sicile.  

Midi. L’heure du café, l’heure de discuter avant de retourner au turbin sur le pont et sous la chaleur écrasante de Porto Empedocle. Sans le vent du large ni les embruns. Bien loin des manchots mais au plus près des histoires d‘un vrai marin.  

« Quand on a perdu l’Aquarius en 2018, je me suis dit c’est fini. C’est inédit, premier bateau au monde à s’être fait retiré deux fois son pavillon en deux mois ! C’est des procédures qui sont hyper longues normalement, et tu te dis que si ils sont capables de ça, ils sont capables de tout hein ! Ça repartira jamais après ça ! Et ben non, ils ont rien lâché, ils ont réussi et à chaque fois ils reviennent un peu plus forts. Et cette résilience là c’est fou. Nous on s’en rend pas forcément compte sur le bateau du taff qu’ils font dans les bureaux de SOS. » 

Avec Baptiste nous discutons longuement de la place importante des équipes à terre, que j’ai pu suivre durant un mois, du maillage parfaitement structuré qui fait que l’ONG continue à vivre, à avancer et à tout faire pour que le bateau et les marins repartent en mer. 

« Nous les sauveteurs on est mis en avant tout le temps, c’est visuel, c’est plein d’émotion, ça se raconte facilement, le bureau ça sonne moins sexy alors que c’est indispensable pour comprendre l’ensemble. Et puis on le voit bien quand on va dans les bureaux, ça se passe hyper bien. Et clairement ils sont tous hyper forts dans leur domaine. » 

Ce lien entre la terre et la mer Baptiste le fait, l’un n’existe pas sans l’autre.  

« On avait organisé une visite de l’Aquarius qui était resté un mois à quai à Marseille, tous les bénévoles de France étaient descendus pour monter sur le navire et on s’était retrouvé tous ensemble pour un pique-nique au Prado, c’était génial… et c’est marrant parce que eux ils étaient super impressionnés par nous, l’équipage, « mais comme vous les gars, on a la même motivation de départ, on n’est pas des héros, on est dans la même démarche que vous, on fait pas la même chose parce qu’on n’a pas les mêmes compétences, mais à la base c’est les mêmes motivations », et c’est hyper important de garder les pieds sur terre, pour eux comme pour nous. Et les gens qui sont derrière ils font un travail de fou, sans eux on n’existe pas. Et puis nous on peut couper, moi quand je pose les rescapés au port après je rentre chez moi je fais autre chose, là je viens de faire 14 mois de mission scientifique en Géorgie du Sud, tu recharges les batteries et tu reviens, eux ils sont tout le temps dedans, la dissociation elle doit être beaucoup plus difficile. » 

« La progression par rapport à quand j’ai commencé en 2016 c’est monumental, c’est presque plus la même ONG, y avait beaucoup moins de monde : avant, tout le monde pouvait dépanner, maintenant tout le monde est à sa place, hyper spécialisé. Et faut pas trop de nouveaux d’un coup sur le bateau par exemple, c’est pas un boulot que t’apprends à l’école, t’apprends tout ici, tu peux pas arriver sur une rotation avec que des nouveaux même si ils semblent bien formés, faut panacher, tu peux mettre deux trois nouveaux par rotation, sinon c’est tout le temps les mêmes qui doivent expliquer.. » 

De l’énergie à donner encore et moins de temps pour soi, pour pouvoir tenir. Manger, dormir, se reposer, pour repartir. 

« On a notre rôle sur le bateau, notre rôle en sauvetage et souvent on donne la main sur d’autres postes, quand t’as deux heures entre deux sauvetages, faut être prêt et frais au maximum. Ça prend du temps pour former des gens et les avoir autonomes et opérationnels. Et avant de devenir un bon Boat Leader ou Boat Driver, faut en faire, y a pas de secrets, faut des gens qui restent, ou qui reviennent.. » 

La plupart des personnes qui s’engagent en équipage chez SOS MEDITERRANEE continuent l’aventure, certains lâchent malgré tout. 

« Y a des gens qui viennent, qui pensent que ça va le faire, ils ont les compétences, la motivation, mais c’est tellement dur – moi sur la première rotation que j’avais faite, j’ai mis six mois à m’en remettre émotionnellement – ils peuvent abandonner et ne pas revenir, genre « stop, j’encaisse trop.. » et ça s’entend tout à fait hein. » 

Baptiste ne sait pas combien de temps il va faire ce métier pour SOS MEDITERRANEE, la question ne se pose même pas. 

« Non je sais pas, j’ai pas de « plan de carrière », c’est chiant d’ailleurs, j’aimerai bien me dire je vais m’acheter un appart, un truc classique, normal quoi. Et puis à la base l’idée du secours en mer ça devait être pour un temps donné, pour que ça s’arrête, mais rien n’est fait pour ça. Là ça fait 4 ans que j’y suis, je peux pas me dire que j’y serai encore dans vingt ans, parce que rien que l’idée ça te déglingue, ça voudrait dire que rien ne s’est arrangé. Ce concept de me dire que je serai là dans 20 ans parce qu’il faut toujours sauver des gens, je peux pas l’accepter en fait. C’est aussi pour ça que j’alterne avec d’autres missions, pour pas être que là-dedans et garder de la fraicheur et des compétences plus générales. » 

S’aérer la tête pour ne pas devenir fou face à cette situation qui peut parfois sembler sans fin. 

« Ça permet de voir d’autres mondes aussi, sinon tes potes deviennent tes collègues, tes collègues deviennent tes potes, c’est bien de voir autre chose, de parler d’autres choses que de secours, de migration, du navire, ça repose un peu l’esprit sinon c’est sans fin. Mais dès qu’on se retrouve en dehors des missions avec les potes de SOS très vite on retombe sur ces discussions-là, on a tellement tous ça à cœur, tu le vis, ça te prend aux tripes, ça t’habite, c’est pas des métiers que tu fais « comme ça », on est tous animés par quelque chose qui nous rattrape. » 

Baptiste me montre des images sur son téléphone, en Georgie du sud, des photos du bateau de contrôle des pêches, des éléphants de mer, des sorties en ski en sortant de la base, des glaçons pour le verre pris directement dans le glacier, qu’on laisse fondre 15mn pour évacuer le sel. Du trajet de cinq jours en bateau pour rejoindre la base au milieu des icebergs. Un autre monde. 

Pendant un temps nous oublions les appels de détresse des embarcations que l’on reçoit chaque jour, cette situation ubuesque d’unnavire de secours bloqué à quai quand l’urgence est si forte, le fait de ne rien pouvoir y faire sinon attendre et tenir face à l’usure. On se raconte des histoires de bases scientifiques, de cercle polaire, de Kerguelen, de vitesse des éléphants de mer à terre, de caresses sur leur museau, de souvenirs de soirées déguisées sur les bases scientifiques à l’autre bout du monde, de danse du manchot, de cabanes perdues loin des bases pour passer des vacances encore plus seul, du tourisme du luxe qui s’immisce partout, de conscience écologique, du monde. Un ensemble. 

Il est temps de reprendre le travail, repartir sur le pont équiper l’Ocean Viking comme s’il était en opération de secours, déployer les 1000 lifejackets, les rafts, les filets d’accroche, les trois bouées de secours de 16 mètres, à bâbord et tribord, pour prouver encore que ce bateau est utile, indispensable. Et qu’il doit reprendre la mer. Au plus vite.