Carnets d’Hippolyte BD reporter à bord de l’Ocean Viking, épisode 22 – Le temps de fuir

31 juillet  

Porto Empedocle. Sicile 

L’Ocean Viking brille dans la douce lumière de fin d’après-midi de Porto Empedocle. Les mille gilets de sauvetage ont été disposés sur le pont supérieur, les trois rafts de secours prêts à tourner, les bananes, ces longs boudins gonflables de 16 mètres équipés de lignes de vie, parés à être lâchés en un coup de manivelle. Nous n’avons pas chômé durant ces deux derniers jours, maintenant ce navire au maximum de ses possibilités pour sa mission première : chercher et secourir.  

Mais nous sommes toujours bloqués par les autorités italiennes. Impuissants face aux appels de détresse des bateaux de fortune, qui se multiplient chaque jour en Méditerranée. Invariablement. 

La situation est ridicule, si elle n’est pas morbide. 

À l‘arrière de notre navire, le Sea Watch 3, le bateau de secours de l’ONG allemande, toujours bloqué lui aussi. 

À 50 mètres sur le même quai, se trouve ce camp de rétention improvisé de 500 migrants. Entassés dans une tente de fortune derrière de hautes grilles et quadrillées de policiers de la Guardia di Finanza, écrasés par une chaleur avoisinant les quarante degrés à l’ombre toute la journée. Sans ombre. Sans dignité. Prêts à imploser.  

50 mètres plus loin, une fête foraine de quartier, avec ses manèges hors d’âge, qui n’attend que la nuit pour s’éveiller. 

À 200 mètres, la ville de Porto Empedocle. Nous sommes vendredi soir, l’été, en Italie. Les scooters sont de sortie, les places pleines de monde, les tables remplies de Spritz et d’antipasti. 

Nous décidons de sortir en ville avec l’équipe réduite de SOS MEDITERRANEE présente à bord, 4 personnes. Julia me parle d’une décision prise par les autorités italiennes, d’installer de nouveaux ferries au large de Lampedusa, pour y parquer les migrants. Loin des terres. 

À peine avons-nous posé le pied sur la terre ferme que nous nous tenons à l’arrêt.

Deux hommes escaladent les grilles du camp face à nous, sans un bruit. Le silence rempli l’espace devant nous.  

Un autre passe à son tour, jetant son sac par-dessus la clôture, y accrochant ses vêtements alors que son corps s’échoue lourdement au sol. Ils courent de toutes leur force le long du quai, leurs ombres s’étirant le long des murets. Seuls face à leur survie. Nous sommes médusés. Dans leur précipitation, ils laissent leurs chaussures en route, jettent leur sac par-dessus les grilles ouvrant vers un terrain vague, escaladent et disparaissent. Un dernier homme suit le même chemin, mettant toutes ses forces pour rattraper ses compagnons de fuite. Sa frêle silhouette parcourant comme au ralenti une distance qui semble infinie. Sur le toit d’un bâtiment défraîchi derrière lui, des mouettes s’envolent dans le ciel par dizaines et emplissent le ciel de leurs battements d’aile. Libres.  

En un instant le quai est à nouveau vide. Nous n’avons pas bougé. Les policiers non plus. Tout a repris sa place. Irréel. Trois chaussures restées au sol jalonnent le parcours de cette liberté, volée et illusoire. 

Quelques minutes suspendues plus tard, nous apercevons un important groupe de personnes se dirigeant au loin en direction du camp, nous avançons prudemment vers la ville, craignant des débordements. 

Je suis le groupe se dirigeant vers le camp. Des journalistes sont là. Ils n’ont pas vu la scène qui s’est jouée devant nous. « Ce sont des politiques, ils viennent protester contre les conditions de détention. » Le journaliste ne sera pas plus bavard, il transpire derrière son masque imposé, et doit envoyer des images dans la foulée, qui feront le tour des médias locaux. Je le laisse accoudé sur son ordinateur connecté en pleine rue. 

Une heure plus tard, la nuit est tombée sur Porto Empedocle. Je traverse la fête foraine. Dans le premier rideau, des personnes d’un certain âge occupent une petite place, assises en arc de cercle autour d’un écran défilant les paroles des plus grands standards italiens. La maitresse de cérémonie du karaoké empoigne le micro devant la foule à moitié endormie « ce soir on ne s’occupe pas des problèmes, on ne s’occupe pas du Covid, des quarantaines, ce soir on s’amuse et on chante ! A Fondo ! » 

Un homme se lève, pantalon blanc, T-shirt rose moulant dévoilant des bras velus sous un gilet fleuri, il donne de la voix en reprenant Ciao Bambino, la foule est aux anges et applaudit. 

J’avance parmi les attractions qui illuminent la nuit. Un dragon géant gonflable n’intéresse personne, des adolescents s’embrassent en partageant la selle de leur scooter, les filles de treize ans ont forcé sur le maquillage de leur maman, les garçons font impression sur les balançoires volantes qui tournent dans l’air, d’autres jaugent leur force sur des punching-balls à cinquante centimes, le lancer de cerceau pour gagner du Prosecco ne trouve pas preneur. 

Derrière les ballons-licorne, l’ombre du camp de migrants apparait dans le scintillement des gyrophares de la police. 

Je me dirige vers l’Ocean Viking et le Sea Watch 3 endormis.  

Au loin le manège enchanté lance un titre de Johnny Cash, Folsom Prison.