Carnets d’Hippolyte BD reporter à bord de l’Ocean Viking, épisode 23 – Vivre avec sens

1er août 

La veille, je me suis couché à trois heures du matin après cette soirée assez  surréaliste, en écrivant mes derniers articles pour Heidi et Libération. 

Réveil aux aurores comme chaque matin, pour profiter de la lumière sur le port. 

Je sors pour la première fois mon vieil Hasselblad moyen format pour tirer quelques portraits de l’équipage. Je retourne sur le quai. La chaussure des fuyards est encore là. Elle prend place dans mon cadre, avec l’Ocean Viking en arrière-plan. 

Je termine les dessins entamés la veille, en équilibre sur le pont supérieur, avant de définitivement brûler sous le soleil estival. 

Le gros du travail est fait, dans les carnets comme sur le pont. Reste les détails. Importants les détails. Surtout quand on pense pouvoir se reposer. 

Un article de presse italien lu par Gavino pointe la bizarrerie des ferries déplaçant des migrants la nuit. Ce qui s’apparenterait plus à une mesure d’urgence qu’à un transport de « passagers », communément fait le jour ici. Et rendrait encore plus caduque le blocage de l’Ocean Viking. L’urgence ne résonne pas toujours de la même manière partout. 

Ce matin le ferry Sansovino est à nouveau à quai, juste en face du camp. Encore une fois il a dû arriver dans la nuit. Entre 3h et 6h du matin. Seuls moments où je n’étais pas éveillé. Un bateau haut comme un immeuble du Corbusier, qui entre au port à quelques mètres du navire où l’on dort, ça ne se rate pas. Nous ne saurons pas s’il a débarqué ou pris des migrants à bord cette nuit-là. 

Les Philippins de l’équipage toujours à pied d’œuvre me demandent si j’ai vu les hommes prendre la fuite hier au soir. Tout ceci les désole profondément. 

Mat’ fait des blagues, son côté pince sans rire couplé à un accent mêlant de manière assez improbable le flamand à l’anglais séduit l’auditoire et décroche des  sourires. « The way you talk! It’s so funny » 

Luisa arrive après le déjeuner. C’est la Sarco (Search and Rescue Coordinator). Italienne, c’est elle qui va gérer l’inspection de lundi pour la certification de l’Ocean Viking en bateau de secours (une certification en plus, mais pas obligatoire). Et vérifier que tout est en ordre à bord avant cela. Elle enfile un t-shirt SOS MEDITERRANEE et se met au travail. Les détails. 

Il faut tout vérifier. 

De mon côté je squatte l’ordinateur et la clim de la salle de séjour. Trop fatigué par ma courte nuit pour endurer une journée de plus sur le pont. Luisa parle avec Gavino à quelques mètres de moi. Longuement. En italien puis en anglais. Check double check. Et Mat’ coche les cases avec Baptiste, plan du navire en main. Ce qui est fait n’est plus à faire. Juno, le matelot philippin continue de poncer, peindre, installer, caché sous son ensemble casque foulard « touareguisé ». Gavino va devoir accompagner Luisa pour la visite de lundi, sur la partie médicale. Pas forcément son rayon ni son envie première, mais avec un passé chez MSF et un italien couramment parlé, l’homme de la situation est tout trouvé. Et il ne peut se cacher. 

Tout le monde est rincé, la chaleur use les corps, la prévision de la visite  augmente la tension. Luisa rassure tout son monde. « C’est nous qui avons demandé la visite, elle ne nous est pas imposée. Il faut voir ça comme un partenariat avec un organisme privé qui fera juste son boulot, comme un contrôle automobile. S’il manque quelque chose, ils nous le signalent et on ajuste. » 

Luisa sait aussi que SOS et l’Ocean Viking ont le droit et le bon sens pour eux, ces histoires de rescapés qu’on fait passer pour des « passagers », ça la ferait presque rire. « On leur dit quoi aux migrants quand on va les sauver ? Ah non désolé on a déjà pris suffisamment de monde pour les cabines, on reviendra vous voir plus tard ? Ah mais non en fait on a déjà fait nos dix heures de travail, désolé mais là en plus on n’a plus le droit de vous sauver par rapport aux heures de travail… »   

Depuis que Luisa est arrivée, tout le monde se détend un peu.  Elle remet les choses en place. Avec l’autorité de la raison. 

« La Sarco, c’est elle la boss, ici comme en mer. Ils sont trois à se relayer à ce poste : elle, Nico l’Italien et Nick, un Anglais qui vit en France », admiration et respect dans la voix de Baptiste. « Et puis là c’est elle qui gère maintenant, ça me soulage moi ! » 

La fin de journée est toujours propice à une balade en ville. Avec Gavino nous prenons les devants en faisant le tour du port. Nous longeons les quais, des dizaines de bateaux de pêche sont au mouillage, les filets s’amoncellent sur le quai, quelques chiens gardent les bateaux endormis et sonnent le réveil des passants. De l’autre côté du port en forme de U, nous apercevons l’alignement des 3 navires. Le Sansovino, le Sea Watch 3 et l’Ocean Viking, avec derrière eux le camp de migrants. Au premier plan les bateaux de la Guardia di Finanza, nombreux, et des voitures de police en surplomb sur le quai. L’ensemble est protégé, je prends quelques photos en faisant attention de ne pas me faire observer, même si je ne suis qu’un passager. 

La plupart des bâtiments derrière nous sont à l’abandon, d’anciens comptoirs de pêche, des logements, en état avancé de délabrement, offrant la beauté d’un paysage suranné et sans doute un abri de fortune pour des personnes laissées à quai à la nuit tombée. 

En redescendant vers la ville, un large portail étincelant s’offre à nos : Marina Club. 

Quelques marches en pierres de taille mènent à une large terrasse, les tables basses entourées de fauteuil lounge sont occupés d’un côté par une jeunesse dorée, de l’autre par les vestiges de couples d’un certain âge qui en exhibent les derniers reflets sous des chemises savamment éventées. Le coucher de soleil fait transpirer nos Messina de gouttelettes orangées. Julia, Baptiste, Mat et Luisa nous rejoignent, la photo est belle. Sur Instagram on serait en vacances. La réalité est évidemment toute autre. 

Nous sommes les seuls étrangers, même pas touristes, dans ce vieux port de Porto Empedocle. Avec l’équipage du Sea Watch 3, lui aussi bloqué à quai. Moje, le chef machine du navire allemand, est également venu profiter du couchant. Voici un mois qu’il est ici, habitué des lieux malgré lui. Ce grand gaillard de Hambourg a vu son navire bloqué par les autorités italiennes pour les mêmes raisons que l’Ocean Viking, sans plus de solutions « magiques ». 

« Nous avons fait tout ce qui était possible sur le bateau, mais ça n’a aucun sens. Pour moi tu peux mettre les rescapés n’importe où tant que tu les sauves, sur le toit du navire, dans les cuisines, où tu veux, parce que tu sauves ces gens, tu ne calcules pas comment sauver une vie, tu sauves, point ! » 

Les méthodes peuvent différer suivant les organisations, elles n’en occultent pas pour autant leur mission première : sauver des vies, tendre la main à des personnes qui prennent la mer pour survivre et qui pour beaucoup vont couler en mer, inexorablement. À ce jour, les autorités italiennes les en empêchent, par tous les moyens et l’Europe se tait, comme si le problème n’existait pas. Pourtant  chaque semaine des personnes se noient, disparaissent, sans laisser de traces, de noms, loin des radars, loin des regards. 

Le soleil a disparu derrière la vieille usine plantée sur la plage de Porto Empedocle. 

En mer, des embarcations doivent flotter à quelques kilomètres des côtes, plongées dans la nuit de ce premier août.  

C’est l’été.  

Les touristes ont disparu de Sicile. 

Beaucoup espèrent qu’ils reviendront bientôt, d’autres que la vie reprendra ses droits.  

Sur le chemin de retour, nous nous arrêtons avec Baptiste sur la grande place pour boire un dernier verre, le rhum est de mise, le temps aux sourires. L’ambiance est électrique, un samedi soir sur terre, où les verres font office d’œillères. Pourtant il n’est pas longtemps question de discussions légères. Baptiste a hâte de reprendre la mer. Moi je suis pressé d’embarquer à ses côtés. Il me raconte les histoires des sauvetages passés, ces moments gravés à jamais en lui. Ce jour où il avait mené son RHIB (canot de sauvetage) vers une embarcation en perdition, du temps de l’Aquarius. Beaucoup de monde, trop, plus de 600 personnes, un sauvetage périlleux, une grosse mer, des allers-retours pour sauver tout le monde, les ramener à bord en toute sécurité, les femmes et les enfants d’abord, puis les hommes. 

« Quand on a terminé on s’est tous retrouvés sur le pont. L’équipage et les 600 rescapés. L’un d’eux est venu nous voir, il ne retrouvait pas son frère qui était avec lui sur le bateau depuis le départ de Libye. Il était affolé. Normalement chaque rescapé passe devant nous l’un après l’autre, on prend leur nationalité, leur âge, dans l’ordre. L’homme est resté à nos côtés, pour voir défiler les 600 personnes, espérant découvrir le visage de son frère. Sans résultat. Comme on filme les interventions à la Go Pro pour avoir des preuves sur tout ce que l’on fait, nous avons regardé les films. Son frère est apparu sur l’écran. Au milieu de tous les hommes tombés à l’eau. C’est la dernière fois que nous l’avons vu. » 

Le rhum ne joue plus la même musique, ce ne sont pas des larmes d’alcool qui coulent sur les joues de Baptiste. Si ce jour-là il a sauvé un nombre incroyable de vies, cette perte-là occupera tout l’espace, pour longtemps. Chaque perte est unique, chaque histoire intolérable. 

« Y a des sauveteurs qui ont vécu ça … quand tu tiens la main d’un rescapé tombé à l’eau, ce gant qui glisse sur la peau mouillée et d’un coup ce corps qui coule, devant toi au milieu de dizaines d’autres qui sont sauvés. Tu ne peux pas imaginer ça, ça ne devrait jamais arriver. » 

Ces histoires-là sont rares, mais elles existent. La plupart du temps, Baptiste, comme les autres sauveteurs, sauve des vies. Ils sont faits pour ça, préparés pour cela. Aujourd’hui Baptiste est bloqué, comme les sauveteurs, comme le navire. Empêché d’attraper des mains. Empêché de retenir des corps avant qu’ils ne coulent au fond de la mer. Empêché d’éviter le drame dans des familles, de sauver un frère, un fils, une femme.  

Comme une évidence qui vous échappe.