Carnets d’Hippolyte, BD reporter à bord de l’Ocean Viking – épisode 36 – Y’a de quoi te faire confiance

24 janvier. 

Troisième jour depuis le premier sauvetage. Troisième matinée à organiser les journées avec les 372 rescapés à bord de l’Ocean Viking. Malgré la fatigue et le froid, l’ambiance à bord est très positive. Et tout le monde émerge de son sommeil avec des sourires. Je circule à travers le pont, tout le monde veut sa photo souvenir. Mon appareil a rarement vu autant de sourires. La question la plus récurrente est de savoir où nous allons débarquer. Et quand. Deux grandes inconnues, compensées pour l’instant par un sentiment de joie et de sécurité chez les rescapés. Que tout le monde s’encourage à tenir.  

Je retrouve Hassan, le sauveteur égyptien de EZ1. Nous parlons de la façon de vivre tout cela. De le partager. De le faire entendre. Hassan est un personnage à part sur le navire. À part dans l’équipage. Il a connu la traversée pour l’avoir effectuée lui-même il y a plusieurs années. Il connait les sentiments, les sensations, les émotions. De chaque côté. Le départ. Le sauvetage. L’arrivée. À bord il est celui qui parle le moins. Réservant ses mots pour des envolées poétiques, presque à contre-courant, quand il ne se terre pas derrière son regard amusé. Pour l’apprivoiser il faut du temps. Et il choisit ses moments.  

« J’ai un bon sentiment, on va trouver un port sûr rapidement. Aujourd’hui ça va bouger. » 

Sa radio grésille. Luisa appelle tout le monde à se rendre dans la salle commune. Dans 10 minutes. Elle a une nouvelle à nous annoncer. Hassan me sourit sans mot dire. Il sait. 

L’équipage se retrouve en cercle autour de Luisa. 

« J’écris depuis 3 jours pour demander un port sûr pour débarquer les rescapés. Nous venons d’avoir la nouvelle. Et nous allons pouvoir les débarquer à Augusta, en Sicile. Dès demain. » 

Hassan est un devin. Et l’espace d’un instant nous nous sentons des héros. Les cris remplissent la salle de joie. Viscérale. Soulagement. Pour nous. Pour eux. Le sentiment d’une mission aboutie. Une victoire de plus sur la fatalité. Un espoir qui se maintient. 

Karim et Riad vont pouvoir annoncer la nouvelle aux rescapés. Ils préparent leur discours. 

Je suis le cortège de l’équipage sur le pont, derrière les deux mégaphones tenus d’une main ferme par Karim et Riad. L’impression de participer à une annonce historique. Elle l’est. Nous n’en mesurons que peu la portée.  

Il est impossible de rassembler tout le monde au même endroit. L’annonce commence par le container où résident les femmes. Tranquillement installées avec leurs enfants et les bébés. Karim annonce la nouvelle en anglais. Elles ne comprennent pas. La plupart parlent français. Quelques applaudissements épars émergent. Riad redonne de la voix en français ! En arabe ! C’est l’explosion ! Le bruit court rapidement entre les planches du pont, rebondit de cœur en cœur, traverse les corps, le navire devient un stade chavirant de bonheur. 

Tout le monde s’embrasse, crie, pleure, Gavino est porté en triomphe, Léo embarqué dans une danse improvisée, les djembés sortent de l’hôpital, passent de main en main, donnant encore plus de résonance à la joie, imprimant le battement de cœur de chacun. Des cercles se forment. Il faut juste se mettre d’accord sur le rythme à choisir. Les seules batailles sont celles de la danse. Tout se mélange. S’embrasse. S’enlace. Jusqu’au bout de la nuit. 

Crédit photo : Fabian Mondl / SOS MEDITERRANEE

Je retourne dans le container des femmes, je veux les dessiner. Les journées sont tellement denses, je n’ai que peu eu le temps de l’esquisse. Les choses arrivent si elles peuvent, je ne veux rien forcer, surtout pas des questions sur leur vie, leurs parcours, aussi vitales qu’impudiques. Comment résumer ces vies en quelques minutes. Il faut du temps. Ne pas chercher plus que ce qu’on nous donne et ce que l’on peut donner en retour. Se rendre disponible. Tendre la main, le regard, l’oreille. Ce soir le temps est à la joie. Et elle se chante. 

Au sein du parterre rempli de corps allongés et d’une myriade d’enfants, des voix féminines s’élèvent. Un petit tam-tam bat le rythme des chœurs qui se répondent, rebondissant sur les murs jusqu’à moi. Julia joue avec des enfants à mes côtés, dans l’encablure de la porte du container. Les enfants lui tirent les tresses. La musique nous tire des larmes. Encore. Les femmes se lèvent. Le container vibre de mille voix. Étourdissant. Avant de partir à bord de l’Ocean Viking, j’ai acheté un enregistreur audio. Je me disais qu’un jour il aurait une utilité. Ce soir-là, je l’avais sur moi. Branché pour la première fois. Je ne sais pas si j’enregistrerai quelque chose de plus beau. D’ici là, je vous laisse entendre leurs voix.  

Nous sommes au cœur du container où dorment et chantent les femmes et les bébés. Elles improvisent une chanson sur l’Ocean Viking, cherchant peu à peu leurs mots, le rythme, voix tremblantes, vibrantes. Ce soir c’est une berceuse pour tout l’équipage. En toute confiance.