« Ce navire transporte le bien le plus précieux au monde : la vie de ceux que nous sauvons ! »
9 janvier 2018

Lorsque son regard grave scrute l’infini de l’horizon à la recherche de naufragés, nul ne sait où navigue sa pensée… Dragos est de ces marins-sauveteurs qui, conscients du drame qui se joue en Méditerranée, parlent peu mais ont le geste rapide et sûr.  Il a récemment rejoint l’équipe de recherche et de sauvetage (SAR) de SOS MEDITERRANEE à bord de l’Aquarius. Dans ses « vies antérieures », il a d’abord été ingénieur avant de devenir reporter, notamment en Egypte où il a couvert le printemps arabe. C’est là qu’a eu lieu cette prise de conscience, ce besoin inextricable d’agir pour endiguer la misère, qui l’a conduit en Méditerranée centrale.

Dragos avait l’habitude de construire des ponts dans sa Roumanie natale. Aujourd’hui, les ponts qu’il érige sont d’une autre nature… « Après mes études, je suis devenu chargé de projets en génie civil pendant quelques années. Mais je ressentais le besoin d’écrire, de faire entendre ma voix. Alors je suis devenu journaliste. » Durant 12 ans, il a couvert de nombreux sujets liés à la politique étrangère, dont la révolution de 2011 en Égypte.

« J’ai compris que ma place était sur le canot de sauvetage ! »

Dragos a entendu parler pour la première fois de SOS MEDITERRANEE par l’un de ses amis, qui faisait partie de l’équipe SAR sur l’Aquarius. « J’étais vraiment impressionné. Je trouvais cela incroyable ! En tant que journaliste, je m’efforçais toujours d’avoir les yeux grands ouverts sur le monde. Or ce qu’il m’a raconté sur ce qui se passait ici, en Méditerranée, aux portes de l’Europe, ne pouvait être tu. »

Il a donc demandé à monter à bord pour faire un reportage. Il voulait être le témoin, mieux, l’instrument par lequel seraient portées à la connaissance du public ces histoires de désespoir que les rescapés portent en eux. Mais venant d’une famille de marins à Costanza, dès qu’il s’est rendu compte qu’il pourrait rejoindre l’Aquarius en tant que sauveteur, il a changé son plan : « J’ai compris que ma place était sur le canot de sauvetage, avec les autres SAR ! »

Des gens ordinaires qui accomplissent des choses extraordinaires

« Parfois, quand vous entendez parler de grandes missions humanitaires, vous imaginez toutes sortes de super-héros, des gens inaccessibles… Tout cela est si éloigné de la vie normale que vous ne songeriez même pas à en faire partie !  Mais voilà que je côtoie ces personnes : certains ont travaillé dans des hôpitaux irakiens, d’autres ont initié de grands projets humanitaires à Lesbos… En fait, je me suis rendu compte qu’ils sont des gens ordinaires qui ont décidé de faire quelque chose d’extraordinaire. De changer les choses. Et je veux être de ce changement ! »

« Il y a une technique que les gens de mer utilisent, appelée épissure (splice en anglais), qui consiste à former un assemblage entre deux cordes mises bout à bout par l’entrelacement de leurs torons (les torons étant les fils qui, tournés ensemble, constituent la corde). Pour moi, c’est la parfaite métaphore de la vie sur l’Aquarius. Ainsi, peu importe les différences entre les individus qui forment l’équipage de SOS MEDITERRANEE, nous œuvrons tous en harmonie parce que nous sommes ici dans le même but. Sur l’Aquarius, vous ne faites pas travailler que vos muscles : le cerveau, mais aussi le cœur sont essentiels. Car ce navire transporte la cargaison la plus précieuse du monde : la vie de celles et ceux que nous sauvons. Et tous ceux qui montent à bord en sont conscients. Même les journalistes font partie de l’équipe et mettent la main à la pâte. »

« C’était l’image la plus puissante et la plus obsédante que je n’ai jamais vue ! »

« Je n’oublierai jamais la première fois que j’ai vu un canot pneumatique. Quand j’ai rejoint SOS MEDITERRANEE, je savais que j’allais sauver la vie des gens sur des embarcations de fortune. Je l’avais imaginé des centaines de fois. Mais quand vous le voyez et que ces mots sont soudainement transformés en réalité, tout devient effrayant. Vous voyez leurs visages et vous vous dites que si vous n’étiez pas là, ces gens seraient morts. Vous êtes leur seule chance et leur seul espoir. Cette première fois, c’était certainement l’image la plus puissante et la plus obsédante que je n’aijamais vue. » Une ombre traverse le visage de Dragos, habituellement si calme. Après un silence, il reprend. « Nous leur offrons souvent le premier sourire, le premier mot de réconfort qu’ils aient reçu depuis des mois, voire des années. C’est tout simplement incroyable. »

Tant qu’il y aura des départs en Méditerranée centrale – et malgré l’hiver, ils se poursuivent inlassablement –  Dragos, tout comme les autres sauveteurs sur l’Aquarius, demeureront au poste, conscients du devoir qui leur incombe. « Si nous n’étions pas là, un nombre incalculable de personnes seraient mortes et continueraient à mourir. La Méditerranée ne serait qu’un immense cimetière, et nous écririons une page honteuse de l’histoire européenne. » Et Dragos, qui porte toujours en lui cet amour de l’écriture, entend bien écrire une autre version, où nous ne serons pas les témoins silencieux du drame qui se joue aux portes de l’Europe ! Dans son histoire à lui, il est question de la construction de ponts qui permettent à l’humanité qui s’exprime en chacun des citoyens de traverser la Méditerranée à la rencontre de ses frères et sœurs perdus en mer. 

Propos recueillis par : Isabella Trombetta

Adaptation : Julie Bégin

Photo : Anthony Jean