Europe, est-ce ici ta limite ?
20 juin 2017

L’Aquarius vient de reprendre la mer après deux semaines de pause pour travaux dans le port de Malte. Le navire de SOS MEDITERRANEE repart en Méditerranée pour remplir sa mission: sauver des vies. mais les questions restent. Engagée dans le projet depuis l’origine de l’association, Verena Papke, responsable de l’équipe communication de SOS MEDITERRANEE en Allemagne, était, le temps d’une rotation de trois semaines, à bord de l’Aquarius. Elle revient à terre avec d’innombrables questions. Dont l’une qu’elle pose directement à l’Europe : Est-ce ici ta limite?

“Trois semaines se sont écoulées depuis le dernier débarquement à Salerne. Epilogue d’un voyage épique et exténuant de deux jours et demi avec 1004 personnes à bord de notre bateau de sauvetage. Après avoir salué le dernier naufragé descendu du bateau, il nous restait encore à évacuer des mètres cubes de poubelles accumulées pendant la traversée, à nettoyer le bateau de fond en comble, avant de pouvoir faire tout ce que nous n’avions pas eu le temps de faire depuis presque 72 heures : dormir, prendre une douche, laver nos vêtements et nous réunir pour “débriefer” sur les dernières opérations de sauvetage.

Nous venions de vivre un sauvetage complexe, pendant lequel les gardes-côtes libyens avaient agi de manière peu professionnelle, mais surtout très dangereuse. Nous avions secouru plus de personnes en une seule journée que jamais depuis le début de notre mission. Là où il y avait le plus de besoins, il y avait le moins de moyens.

Ce jour-là, nous nous sommes rendus compte que les bateaux de l’Union Européenne participent de moins en moins aux opérations de sauvetage, et que les organisations civiles, comme la nôtre, sauvaient de plus en plus de naufragés, au cours d’opérations de plus en plus longues et concentrées en une seule journée. Des naufragés que, depuis le sommet de Malte, l’Union Européenne voudrait officiellement empêcher de quitter la Libye pour venir en Europe.

SOS MEDITERRANEE, organisation civile européenne de sauvetage en mer, est financée exclusivement par des dons de la société civile. L’Union Européenne, elle, soutient l’expansion des garde-côtes libyens avec des millions d’euros d’argent public. Avec cet argent, les garde-côtes libyens sont censés intercepter les réfugiés et les raccompagner vers les centres de rétention, en Libye. L’Union Européenne finance ces mêmes garde-côtes qui ont ouvert le feu pendant notre dernière opération de sauvetage, ces mêmes garde-côtes que nous avons vu ramener un bateau en bois, parvenu jusque dans les eaux internationales, vers les eaux libyennes. Les réfugiés ne sont pas censées venir en Europe alors l’Europe finance des garde-côtes pour faire office de “videurs”. L’Europe paye un Etat qui n’existe pas et finance un corps de garde-côtes en partie géré par les milices. L’Union Européenne s’appuie sur le “Gouvernement d’Union Nationale” (GNA), mais ce gouvernement n’est pas reconnu et n’a jamais été élu. Le pays est morcelé, gouverné des milices et par endroits par l’organisation terroriste Etat Islamique.

Les personnes qui ont été refoulées vers la Libye dans ce bateau en bois, ne se sont pas noyées, mais il y a de fortes chances pour qu’elles aient été renvoyées dans les mêmes camps qu’elles avaient fui quelques heures plus tôt. Officiellement, selon la Déclaration de Malte signée par les gouvernements européens, ces personnes sont envoyées dans des camps spéciaux, gérés par le gouvernement reconnu par l’ONU. Sauf que, dans ces camps, les personnes n’ont pas suffisamment d’espace pour pouvoir s’allonger, n’ont pas accès à des toilettes ou des douches, les personnes sont entassées dans leurs propres excréments, comme des animaux. Les femmes sont violées, les prisonniers forcés à travailler dans des conditions inhumaines. 

Ceux qui ont été refoulés et renvoyés dans ces camps vont inévitablement tenter de s’échapper de nouveau, parce qu’il est impossible de rester en Libye. Tous nous disent qu’ils préfèrent mourir en mer que de rester là-bas. Ils tenteront de nouveau de fuir par la Méditerranée, à bord d’embarcations de fortune. Certains rescapés m’ont raconté avoir tenté trois, quatre, voire cinq fois avant de parvenir à fuir enfin ces camps. Il faut essayer d’imaginer ce à quoi peuvent ressembler ces endroits. Nous en avons tellement entendu parler. J’essaye d’imaginer. Mais je n’y arrive pas. La Libye décrite par ces personnes est inimaginable. Et entre l’imaginable Europe et l’inimaginable Libye, il y a la Méditerranée.

Le fait que tout dépende de la chance d’être né d’un côté ou de l’autre du Monde, le fait que cela ne devrait en rien changer les droits fondamentaux d’un être humain, semble ne plus émouvoir certains. Plus les conditions de ces personnes sont terribles dans ces camps en Libye et plus les milices ont un pouvoir de levier sur l’Union Européenne. C’est cynique.

Iam est Gambien. Il a réussi à s’enfuir quatre fois de ces camps avant de réussir enfin à embarquer sur un canot. Il a dix sept ans et voyage seul. Moi, à 17 ans, je passais mon permis de conduire, je coupais des trous dans mes jeans et je pensais aux prochaines sorties avec mes amis. A 17 ans, Iam est tout seul à bord de l’Aquarius.

Je l’avais remarqué pendant le sauvetage, alors que je tentais de contrôler la foule qui se ruait vers les toilettes. Iam m’avait donné un coup de main, expliquant aux autres qu’ils pouvaient trouver des urinoirs sur le pont supérieur et qu’il fallait faire attention en descendant les escaliers pour ne pas tomber. Tout cela avec le sourire. Il s’était fait un turban avec la serviette qu’il avait trouvée dans le kit de sauvetage que nous lui avons donné à son arrivée à bord. Des 1004 personnes à bord, c’est lui que je garderai en mémoire. J’étais heureuse de le retrouver le lendemain pour la distribution de nourriture. Il m’a alors demandé si j’avais déjà mangé. Sa question m’a émue, mais je l’ai trouvée étrange. Pourquoi? Peut-être parce que sur l’Aquarius, c’est nous qui devons prendre soin des autres, pas l’inverse. Mais Iam avait raison. S’il avait tout ce que nous avons à disposition, il pourrait très bien se débrouiller tout seul. Mais toutes ses possessions se résumaient aux vêtements qu’il portait ce jour-là et au contenu sommaire du kit de sauvetage. Les personnes comme Iam ont juste besoin de notre aide à ce moment-là, mais ce sont des personnes aptes à prendre des décisions. Des décisions qui ne sont pas moins sages que celles que nous prenons, nous Européens.

 Plus tard, après la distribution de nourriture, je lui ai demandé s’il voulait me raconter son histoire. Et il a accepté. Je lui ai donné rendez-vous sur le pont, et quelques heures plus tard je le retrouvais devant moi, dans son survêtement bleu, son turban-serviette sur la tête. Il n’y avait pas un seul espace libre sur le bateau, alors nous nous sommes juste assis à côté d’un groupe qui jouait aux cartes. Il m’a dit que son père était mort, que sa mère et ses trois frères et soeurs, tous plus jeunes que lui, vivent encore en Gambie, qu’un ami lui a dit un jour qu’il pouvait gagner de l’argent en Libye et que c’est pour ça qu’il y était allé. Une fois là-bas, il a rencontré un homme qui lui a demandé de repeindre sa maison, lui promettant de le payer une fois le travail terminé. La peinture terminée, la paie n’est jamais arrivée. Iam a passé quatre mois en Libye. Dont trois dans un camp. Un camp où on vous amène juste parce que vous êtes noirs, explique-t-il. Juste parce que tu es noir.

Iam me pose beaucoup de questions. A un moment, c’est presque comme s’il voulait écouter mon histoire plus que raconter la sienne. Alors je lui raconte. Berlin, l’Aquarius. Ma famille et mes amis. Il commence à se faire tard, autour de nous, tout le monde commence à s’envelopper dans sa couverture pour dormir. Iam doit trouver une place pour dormir. Et comme pour tout le reste, il le fait avec le sourire. Où trouve-t-il cette force? Je ne sais pas. Le jour suivant, il débarquera avec tous les autres.

Quand je lui serre la main pour le saluer, je perçois une lueur d’inquiétude dans ses yeux. Qui d’autre pourrait être plus inquiet que ces personnes qui arrivent en Europe dans un tel dénuement, que ces personnes qui viennent de traverser l’enfer en Libye? Quant à nous, Européens, nous continuons de débattre sur ce qu’il faut faire, de nous disputer sur que faire des personnes comme Iam?

Et pendant ce temps, nous ne nous demandons pas pourquoi il n’y a pas plus de mobilisation pour dénoncer ce qu’il se passe aux portes de l’Europe, en Libye, ni comment l’Union Européenne y contribue et pourquoi elle la finance.

Nous parlons d’Europe. Cette Europe-là, n’est pas mon Europe. L’Europe à laquelle je crois, à laquelle SOS MEDITERRANEE croit, est une Europe qui agit en vertu de ses valeurs d’humanité. Une Europe qui tend la main pour aider les personnes comme Iam, quelque que soit le défi que cela puisse poser à notre société.”

Texte : Verena Papke

Traduction : Mathilde Auvillain

Photos : Kenny Karpov