Les naufragés de l’enfer : témoignages d’un voyage au bout de l’humanité
18 avril 2017

« Les naufragés de l’enfer. Témoignages recueillis sur l’Aquarius », édité chez Digobar Editions, premier ouvrage de SOS MEDITERRANEE, sort cette semaine en librairie. Marie Rajablat, « Ma’ Africa » qui a passé six semaines à bord cet hiver, se fait porte-voix, ou plutôt porte-plume, des personnes secourues en mer et des sauveteurs de SOS MEDITERRANEE engagés dans cette mission extra-ordinaire qui a débuté il y a un peu plus de un an. Un document inédit et bouleversant.

Un débarquement s’achève dans le port de Catane. De loin, je vois les dernières ombres défiler le long de la silhouette orange de l’Aquarius. Une copie du livre « Les naufragés de l’enfer » de Marie Rajablat entre les mains, je voudrais pouvoir monter à bord pour me plonger dans la lecture. Monter à Monkey Island, le point le plus haut du bateau, seul refuge pour les volontaires de l’Aquarius qui vont s’y lover dans le silence, laissant le vent emporter leurs larmes et leurs questions sans réponse, laissant le soleil de la Méditerranée réchauffer leur cœur meurtri et oubliant un instant ce dont ils sont témoins, aux frontières d’une Europe qu’ils ont du mal à reconnaître comme la « patrie des droits de l’Homme ».

Les premières pages du livre sont légères. Elles racontent la vie à bord de ce bateau extra-ordinaire. Mais déjà au bout de quelques pages, le ciel se couvre et l’atmosphère s’alourdit. Peu à peu, au fil des témoignages retranscrits par l’auteure qui a passé deux rotations à bord de l’Aquarius, nous voilà en train de sombrer dans les ténèbres de la Méditerranée.

Difficile de se rappeler des visages des centaines de personnes que nous avons secourues au cours des six semaines de la mission de Marie Rajablat et en particulier de ceux qu’elle a interrogés. Pour préserver leur dignité et leur identité, elle leur demandait de choisir eux-mêmes un nom imaginaire. Leurs récits de vie sont en revanche bien réels et continuent de hanter nos nuits.

Soudain, au fil des mots, je revois Osei, l’agriculteur du Ghana se raconter en mangeant le contenu du sachet de nourriture lyophilisée servi comme repas chaud le soir sur les ponts du bateau. « Je ne pouvais pas repartir en arrière, je n’avais pas d’autre choix que de traverser la mer » dit-il à « Ma Africa » – surnom que les réfugiés donnaient à Marie.

Je revois Mambie, de Gambie, cet homme arrivé comme les autres les pieds nus à bord de l’Aquarius lui raconter que « c’est important Ma’ d’avoir de bonnes chaussures pour tenir debout et aller là où on veut… ». A ce moment là, je sais qu’il ne portait que des chaussettes, déjà humides et souillées. Je le vois encore enfiler la paire de sandales en plastiques trop petites fournies par la Croix Rouge à sa descente du bateau. « C’est important d’avoir de bonnes chaussures pour tenir debout et aller où on veut ».

Je revois Mouctar le géothermicien, grelotter de froid en pleine nuit sur le pont arrière, enveloppé dans une couverture thermique dont le docteur venait de nous expliquer un peu plus tôt comment l’utiliser pour prévenir l’hypothermie, se lancer dans un long récit et raconter à Marie : « Je connaissais les risques mais je ne me suis pas donné le choix. Je ne voulais pas que mes petits frères et sœurs vivent comme j’ai vécu et je voulais adoucir les vieux jours de mes parents. Alors, j’ai vendu mon ordinateur et tout le matériel électronique et informatique que j’avais, pour réunir l’argent du voyage… » Et je me surprends à penser : aurais-je jamais pensé devoir vendre mon i-phone et mon i-mac, pour sauver ma famille ? 

Je revois les cicatrices. Celles visibles que les médecins examinent et photographient, pour preuve. Et celles invisibles, que seuls leurs récits révèlent, quand on veut bien les écouter. « Dans notre bateau il y avait 7 femmes qui étaient mortes… ». « C’est comme ça qu’un matin… j’avais 10 ans… mon père a été exécuté devant moi, avec un autre homme... ». « Certains ont essayé de s’enfuir mais ils se sont fait tirer dessus… Y’avait une femme avec son bébé qui pleurait… Il devait avoir faim… Ils l’ont tuée avec son bébé… Ils emballaient les morts dans du papier journal et nous obligeaient à charger leur corps dans un camion, et ils allaient les jeter on ne sait pas où… ». Marie Rajablat sait les séquelles que les traumatismes peuvent laisser chez les humains. « En deux mois de voyage, tout ce monde-là a explosé en vol. Youssouf a été précipité dans un monde de barbarie dont il va mettre du temps à revenir… s’il y parvient » écrit-elle.

Je revois encore à travers ces lignes que la douleur rend troubles, ceux que Giorgia appelle les « vrais héros », ceux qui ont survécu à toutes ces épreuves et sont encore debout, même sur un bateau qui tangue.

Pour ne pas sombrer avec eux dans les abysses de l’inhumanité, il faut retrouver le lien entre leur vie et la nôtre. Un cordon de vie : la famille, qui revient dans la plupart des témoignages. Après le sauvetage, ils et elles veulent savoir combien de temps va durer le voyage. Pas pour l’excitation d’arriver en Europe, non, pour savoir quand ils pourront appeler leur maman. Ou leur papa. Ils ne disent pas mon père, ma mère. Ils disent maman, papa. Comme des enfants, qu’ils sont encore parfois. « Tu crois qu’on va pouvoir appeler chez nous ce soir? Ça fait tellement longtemps que je suis parti que ma mère doit penser que je suis mort… C’est bien la première fois que j’ai hâte de l’entendre me disputer !!! ». Ils parviennent même à faire attendrir les marins les plus aguerris et les humanitaires qui ont vu parfois bien pire.

Sauf que le pire semble être aujourd’hui en Libye, de l’autre côté des 12 miles marins qui nous séparent de cette terre décrite comme un « enfer » par les migrants secourus dans les eaux internationales. Les témoignages recueillis par Marie Rajablat donnent un aperçu horrifiant de ce qui s’y passe et de l’impuissance des humanitaires. Dans les camps de détention, officiels ou non, accessibles ou non aux ONG, les migrants, réduits à l’esclavage, privés de leur dignité et de tout droit, se murent dans le silence pendant les rares visites des médecins, par crainte de représailles de leurs geôliers. « Même si ces associations se doutaient de ce que nous subissions, elles ne pouvaient rien faire si elles n’avaient pas de témoignages. Moi, je n’en pouvais plus et je n’avais plus rien à perdre. J’ai décidé de parler, quoi qu’il men coûte, pour que ça cesse. J’étais prêt à mourir, tellement je n’en pouvais plus et si ça pouvait servir à quelque chose… Mais ils ont dû penser que j’étais plus intéressant vivant que mort. Alors j’ai été pendu par les bras et battu pendant 3 jours… » raconte ainsi Sofiane.

Une fois à bord de l’Aquarius, les naufragés se sentent en sécurité, et les langues se délient. « Ce n’est pas pour rien qu’on parle de Far-West là-bas… On est toujours méfiants, toujours sur nos gardes. On ne peut faire confiance à personne. Quand tu fais l’aventure, c’est comme ça : ou tu deviens sage ou tu deviens fou… ».

Quand les mots commencent à lui manquer, l’auteure laisse parler l’objectif de Laurin Schmid, photographe allemand, embarqué à bord de l’Aquarius pour SOS MEDITERRANEE pendant une rotation. Des regards, des corps, des situations capturées pendant les opérations de sauvetage qui permettent de mettre des expressions, des visages, sur ces récits d’horreur et de barbarie sans nom. D’en saisir la réalité.

Quand les mots commencent à lui manquer, l’auteure laisse aussi retomber le silence, qui en dit toujours très long. « Il ne peut rien dire de plus. Il plante ses yeux dans les miens puis détourne la tête vers le large. A nouveau, il me regarde. Je vois qu’il essaie de me dire quelque chose, mais aucun mot de plus ne peut sortir… ».

A mon tour, plus j’avance dans la lecture, plus je m’enfonce dans les ténèbres des Naufragés de l’enfer et plus j’ai la tête qui tourne. Est-ce le mal de mer ? Est-ce ce que je viens de lire ?

Sur l’Aquarius, tous les « métiers » sont éprouvants. Sauveteurs et docteurs sont en première ligne et souvent les communicants sont considérés comme secondaires. Et pourtant ce sont eux qui prennent le relais une fois le sauvetage terminé, ce sont eux qui écoutent, retranscrivent ces bribes de vie et se font un devoir de les raconter. Entre deux entretiens, ces témoins s’enfuient parfois dans leurs cabines et s’effondrent en larmes discrètement. Parfois ils ont à peine le temps  de courir aux toilettes vomir leur dégoût. Ces « raconteurs » comme préfère les définir Marie, sont parfois pris de violentes migraines, à l’improviste et sentent leur tête exploser de douleur. Leur esprit sature, leur corps se rebelle. Les lecteurs de Marie Rajablat ressentiront sans doute cet inconfort douloureux au fil des pages de ce livre.

Et pourtant, c’est là qu’il faut poursuivre la lecture. Il faut se préparer à se décomposer en parcourant les témoignages des femmes, les plus terribles, et encore… l’auteure filtre les récits, par pudeur ou par instinct de protection pour ces « sœurs » meurtries. Mais il ne faut pas avoir peur. « Si tu as peur, tu meurs » dit l’une d’elle.

Dans la zone de sauvetage, à 12 milles marins des cotes libyennes et à 36 heures de navigation de la Sicile, le fil tendu entre la vie et la mort est toujours ténu. La mort est partout dans les récits des naufragés, pourtant sur-vivants. Elle est parfois aussi au fond des canots, puis sur le pont avant de l’Aquarius dans des sacs de plastique blanc, froidement appelés « body bags ». « Les naufragés de l’enfer » s’achève par « l’évocation de ceux que nous avons accompagnés jusqu’en Europe sans qu’ils le sachent : les morts ».

On lit ce livre de témoignages et de dénonciation jusque à la dernière ligne. Même la toute dernière, celle où « Ma Africa » remercie Joseph son petit fils qui « par ses clowneries via internet, me rappelait régulièrement combien la vie peut aussi être très belle ». Une pensée qui m’évoque les petits syriens jouant dans le shelter avec un téléphone portable à côté d’une petite nigériane sourde et muette et sans jouets. Une pensée qui m’évoque aussi les photos de la bouille rose de ma petite nièce qui s’intercalaient dans mon téléphone avec les photos de bébés à la peau chocolat à peine sortis d’un canot pneumatique… Des mondes que tout sépare et qui se retrouvent côte à côte, sur le même bateau.

A l’image de l’Aquarius, à bord duquel toutes les vies s’emmêlent sans distinctions, chaque ligne du livre « les naufragés de l’enfer » est un témoignage fort, une dénonciation virulente mais surtout un appel vibrant à rester humains.

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Par Mathilde Auvillain

Crédits photos : Laurin Schmid