Madeleine Habib : « Etre un pont entre le monde maritime et le monde humanitaire »
13 septembre 2017

Madeleine Habib est la nouvelle coordinatrice des opérations SAR (Search and Rescue) de SOS MEDITERRANEE à bord de l’Aquarius. Australienne, elle est arrivée tout droit de Tasmanie à Catane au mois d’août. Après trois semaines de formation sur le terrain aux côtés de son prédécesseur, Nicola Stalla, elle a pris pleine possession de ses fonctions le 9 septembre dernier, devenant la première femme SAR Coordinator à bord de l’Aquarius depuis le début de la mission de SOS MEDITERRANEE en mars 2016.

La zone de sauvetage au large des côtes libyennes ne lui est pas étrangère : l’an dernier, Madeleine Habib était capitaine du Dignity I, le bateau de sauvetage de Médecins Sans Frontières en Méditerranée Centrale. Mais avant cela, elle avait déjà navigué dans le monde entier, à bord des bateaux les plus différents, engagés dans des missions les plus diverses.

Pendant 15 ans, dont 3 ans comme capitaine, elle a navigué à bord des bateaux de Greenpeace ; elle a été logisticienne à bord d’un bateau de MSF au Yémen ; Master pour une expédition d’exploration de volcans sous-marins dans les eaux Fidjiennes ; Premier et Second Officier à bord de l’Astrolabe pour des campagnes sur la base française Dumont D’Urville en Antartique… Son CV est une carte du monde. Et il faudrait au moins un Tour du Monde pour pour écouter toute l’histoire de cette femme qui voulait être journaliste et devint capitaine, engagée au secours de l’Humanité et de la Planète.

Laura Garel et Hara Kaminara lui ont posé quelques questions, un de ces rares jours de calme en Méditerranée Centrale.

Madeleine, et si vous nous parliez d’abord de votre relation avec la mer ?

« Je navigue depuis 30 ans maintenant. La première fois que je suis sortie en mer, j’avais 22 ans. J’avais déjà décidé de devenir journaliste et puis je suis allée faire une semaine de voile et je me suis sentie totalement en fusion avec mon environnement. Je ne voulais plus quitter la barre et je me rappelle avoir pensé « Voilà, c’est exactement le défi qu’il me fallait ». Un défi physique, un défi mental. Une aventure. J’ai plié bagages et je suis partie en mer. Je ne suis rentrée que deux ans plus tard, pour rendre visite à ma famille qui venait de s’installer au nord du Queensland, en Australie. Je pense que chacun a sa propre relation avec la mer et ces relations peuvent être très différentes. La mienne a évolué au fil des années. Mais ce que je sais c’est que lorsqu’après avoir passé un peu de temps à terre, je sens l’odeur de la mer, je ressens quelque chose de très profond en moi. A chaque fois je suis étonnée, parce que je ne me rends pas compte de combien la mer me manque, jusqu’à ce que je la sente dans mes narines. La mer peut avoir différentes odeurs, celle des mers chaudes et tropicales, celles des eaux glacées de l’Antarctique. J’ai développé un certain sens de l’odorat de la mer… je ne peux pas imaginer ma vie sans elle. Mais pour d’autres personnes c’est différent : certains ont peur de la mer, ils ne la comprennent pas, ils ont le mal de mer, il la détestent, la voient comme un obstacle, une barrière. Moi je sens que c’est là que je m’épanouis. »

Comment êtes-vous devenue humanitaire?

« J’étais passionnée par mon travail sur les bateaux, mais cela ne satisfaisait pas toutes mes aspirations. Donc entre deux missions en mer, je m’engageais comme volontaire dans des projets de justice sociale, de protection de l’environnement et j’avais un rêve : travailler à bord d’un bateau de Greenpeace. Et j’ai réalisé ce rêve ! Pendant 15 ans, j’ai navigué à bord des bateaux de Greenpeace, j’ai fait mon chemin jusqu’à devenir capitaine et participé à des campagnes environnementales dans le monde entier. Mais je ressentais encore le besoin de m’engager dans d’autres projets, sur des missions qui me tenaient à cœur. C’est ainsi que je suis partie pour la première fois avec MSF en 2002, sur une mission humanitaire. Je voulais faire quelque chose pour aider l’humanité, travailler à plus de justice sociale… Et si je peux consacrée ma vie à toutes ces choses pour lesquelles je me sens concernées, qui me préoccupent, j’en suis très heureuse. »

Qu’est-ce qui vous a amenée jusqu’ici, à bord de l’Aquarius de SOS MEDITERRANEE, en Méditerranée Centrale ?

« La crise des migrants en Méditerranée dure déjà depuis plusieurs années. La première fois que je me suis retrouvée confrontée avec ce qu’il se passait réellement ici en Europe, c’était à bord d’un bateau de Greenpeace. Nous menions une action et nous avions arrêté un bateau qui déchargeait du bois coupé illégalement, dans un port au Portugal. Le capitaine de ce bateau avait eu une réaction démesurée par rapport à ce que nous avions fait : tout simplement interférer avec son business de bois. Ce n’est que plus tard que nous avons réalisé qu’il avait 20-30 migrants illégaux cachés à bord de son navire. Et donc qu’il trafiquait des êtres humains en Europe. Ce fut mon premier contact avec la crise des migrants et à l’époque je me suis demandé: « Mais quelle peut bien être ta vie pour faire ce choix et entreprendre ce voyage, en prenant tout ces risques ?». En 2015, la crise des migrants était au cœur de l’actualité internationale et j’ai entendu que MSF déployait un bateau en Méditerranée pour faire face à cette crise. J’ai immédiatement voulu faire partie de ce projet.

J’ai eu la chance d’embarquer sur le Dignity I de MSF en 2015 et début 2016. C’est là-bas que j’ai compris qu’il y avait besoin de personnes qui puissent faire le pont entre le métier de marin et celui d’humanitaire. Et j’ai pensé que serait un rôle parfait pour moi, taillé sur mesure, un rôle dans lequel je pourrais faire le pont entre mon expérience maritime et mon expérience humanitaire. En tant que Search and Rescue Coordinator avec SOS MEDITERRANEE, à bord de l’Aquarius, en Méditerranée pour intervenir sur la crise migratoire, je me sens exactement à ma place. »

Pourquoi êtes-vous aussi sensible à la crise migratoire en Méditerranée?

« Je viens d’une famille cosmopolite. Mon père est Egyptien, ma mère Ecossaise.  Au début des années soixante, mon père a émigré au Royaume Uni. A cette époque, il a eu la chance de pouvoir prendre un avion et demander l’asile. Il était médecin, qualifié, cet exil a été relativement simple pour lui. Mais il n’a jamais obtenu la nationalité britannique. Et je comprends donc très bien ce sentiment de n’appartenir à aucun pays, aucun état, que vivent ceux qui ne sont reconnus par personne. Mon père a eu de la chance. Le reste de ma famille a aussi émigré d’Egypte ces dernières années, parce qu’ils sont coptes, une minorité chrétienne persécutée, et parce que les conditions de vie sont devenues très difficiles ces dernières années en Egypte. Les gens fuient leurs pays pour les raisons les plus différentes. Je ne suis pas ici pour juger. Personne ici, à bord de l’Aquarius, n’est là pour juger pourquoi ces personnes ont fui de chez eux. Mais les gens n’abandonnent leur maison que s’ils ont une bonne raison de le faire. Nous sauvons des vies. Nous ne jugeons pas de quelle vie il s’agit, nous sommes juste là pour leur sauver la vie. Il suffit de voir les bateaux sur lesquels ils s’embarquent,  ce ne sont pas des embarcations sur lesquelles ils choisissent de monter délibérément, ils sont forcés à embarquer sur ces canots, ils ne le font par parce qu’ils pensent que c’est une bonne idée, il le font parce qu’ils n’ont pas le choix. Je crois aux droits fondamentaux de l’être humain, je crois au droit des personnes à essayer d’améliorer leur vie de chercher le meilleur pour eux et pour leurs familles… et naitre dans certains pays, pose d’immenses obstacles à tenter de réaliser certaines choses dont certains d’entre nous ont la chance de pouvoir considérer comme acquises. »

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Interview : Laura Garel

Vidéo : Hara Kaminara

Photo : Anthony Jean