La Méditerranée centrale en temps de pandémie
10 avril 2020

Quelles sont les conséquences de la pandémie du Covid-19 sur le monde maritime ? Qui sont les acteurs présents en Méditerranée centrale actuellement ? Est-ce que les personnes continuent de fuir par la mer ? Quelle est la situation en Libye ? Au vu des questions que vous nous avez envoyées, nous apportons quelques éléments de contexte sur la situation en Méditerranée centrale. Décryptage.

Que font les organisations humanitaires de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale ?

Absence de ports sûrs en raison de la fermeture des ports, mesures de quarantaine, relèves d’équipage impossibles suite à la fermeture des frontières et à l’absence de moyens de transport, difficultés logistiques majeures pour le réapprovisionnement et la maintenance des navires… Depuis le début de la pandémie du Covid-19 en Europe, toutes les ONG de recherche et de sauvetage opérant en Méditerranée centrale ont mis en pause leurs activités et sont actuellement à quai, à Marseille comme l’Ocean Viking, en Italie ou en Espagne pour les navires de Sea-Watch, d’Open Arms et de Mediterranea. Il en est de même pour les avions Moonbird de Sea-Watch et Colibri de Pilotes Volontaires, cloués au sol du fait des difficultés d’accès aux aéroports européens.

Seule l’ONG allemande Sea-Eye avec le navire Alan Kurdi a repris la mer le 30 mars dernier. Arrivé sur la zone de recherche et de sauvetage le 5 avril, l’Alan Kurdi a porté secours à 150 personnes lors de deux opérations menées en moins de 24 heures. Sea-Eye rapporte qu’un hors-bord libyen a tiré en l’air lors du premier sauvetage, provoquant un mouvement de panique chez de nombreux rescapés qui se sont alors jetés à la mer. Tous sont actuellement sains et saufs à bord du navire, dans l’attente qu’un port sûr leur soit attribué.

L’Italie et Malte ont néanmoins d’ores et déjà refusé de fournir un port de débarquement, en raison de la crise sanitaire qui frappe leur territoire. Dans un décret publié le mardi 7 avril, les autorités italiennes ont annoncé que leurs ports ne pouvaient plus être considérés comme des “lieux sûrs” en raison du coronavirus. En d’autres termes, les navires humanitaires de recherche et de sauvetage ne sont plus autorisés à débarquer des rescapés en Italie jusqu’au 31 juillet, date annoncée de la fin de l’état d’urgence, qui pourrait être repoussée. Moins de 24 heures après l’annonce italienne, le gouvernement maltais a annoncé lui aussi que les personnes migrantes ne pourraient plus débarquer dans les ports maltais. « Il est de l’intérêt et de la responsabilité de ces personnes de ne pas se mettre en danger avec un voyage risqué vers un pays qui n’est pas en position de leur offrir un port sûr » a déclaré le gouvernement maltais.

Si la pression de la pandémie sur les sociétés européennes est inédite et extrêmement grave, ces décisions vont à l’encontre du droit maritime international : il est de la responsabilité des Etats de coopérer à la mise à disposition d’un port sûr, alors que le débarquement des rescapés dans un lieu sûr est une obligation pour tous les capitaines de navire.

Que deviennent les forces militaires de l’Union européenne présentes sur la zone ?

Le 31 mars, l’Union européenne (UE) a annoncé la fin de l’opération Sophia dont les moyens navals avaient déjà été retirés il y a un an. En avril doit être lancée une nouvelle opération militaire européenne, appelée Irini (« paix » en grec), dont l’objectif est de contrôler l’embargo de l’ONU sur les armes à destination de la Libye. Elle disposera de moyens maritimes et aériens qui patrouilleront à l’est de la Méditerranée, à l’écart de l’actuelle zone de départs des personnes fuyant la Libye par la mer. Des navires pourraient ainsi y être positionnés dans les semaines ou les mois à venir.

D’après les déclarations de l’UE, dans l’éventualité où ses navires militaires seraient amenés à secourir des embarcations en détresse, la Grèce serait le pays de débarquement des rescapés, avant d’être répartis dans les pays de l’UE volontaires pour les accueillir. Josep Borrel, le Haut Représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la sécurité a expliqué lors d’une conférence de presse le 31 mars : « les navires ne patrouillent pas les mers à la recherche de personnes à secourir. Ce n’est pas « Sophia bis » (…). D’une manière ou d’une autre, si les navires trouvent quelqu’un en mer, ils devront lui porter secours, (…) la mission n’est pas consacrée à la recherche de personnes, à leur sauvetage, mais si cela se produit, nous saurions comment procéder.»

Quelles sont les conséquences de la pandémie sur le monde maritime ?

Au-delà des navires humanitaires, c’est l’ensemble du monde maritime qui est durement touché par la pandémie du Covid-19. Le 19 mars dernier, le secrétaire général de l’Organisation maritime internationale, M. Lim, déclarait : « pour ralentir la propagation de la maladie et atténuer ses effets, les déplacements sont réduits et les frontières sont fermées. Les plateformes de transport sont touchées. Les ports sont fermés et les navires se voient refuser l’entrée ».

Partout, des dizaines de milliers de marins sont bloqués sur leurs navires du fait des mesures sanitaires et sécuritaires prises par les Etats. Le commerce de fret subit de plein fouet la crise et les navires militaires ne sont pas épargnés par l’épidémie, tel le porte-avions Charles de Gaulle qui interrompt une mission en Atlantique et rentre au port de Toulon. L’un des secteurs particulièrement touchés est également le transport de passagers : de nombreux paquebots de croisière se retrouvent bloqués en mer avec des milliers de touristes, dans l’impossibilité de trouver un port qui accepte de les débarquer, y compris des malades gravement atteints. L’exemple de la longue errance du Zaandam, parti d’Argentine le 7 mars dernier avec 1250 passagers et 1186 membres d’équipage, est édifiant. Après l’apparition de premiers symptômes du Covid-19 à bord, les autorités chiliennes refusent le débarquement des passagers et membres d’équipage, suivies par le Pérou et le Panama. Après plus de quinze jours en mer et de longues négociations, le Zaandam est finalement autorisé à accoster en Floride le 2 avril. Au total 250 passagers et membres d’équipage ont présenté des symptômes et quatre personnes sont mortes à bord.

Est-ce que les départs continuent ? Que se passe-t-il pour les embarcations en détresse ?

Durant cette période, il est très difficile d’obtenir des informations concernant les départs et les traversées en Méditerranée centrale. Néanmoins l’Organisation mondiale pour les migrations (OIM) a déclaré dans un communiqué de presse publié hier que depuis le début du mois d’avril, au moins six embarcations seraient parties de Libye avec environ 500 personnes à bord.

Les interceptions et les retours vers la Libye menés par les garde-côtes libyens se poursuivent également sur l’axe entre la Libye et l’Italie.  Selon l’organisation Alarm Phone qui gère une hotline téléphonique pour les personnes en détresse en mer, en mars « plus de 600 personnes ont tenté de fuir la Libye par la mer et ont été interceptées et renvoyées. ». Hier, l’OIM a signalé qu’environs 280 personnes ont été interceptées en mer et ramenées par les garde-côtes libyens. Elles n’ont pas été autorisées à débarquer par les autorités libyennes et ont passé la nuit à bord.

Pour le moment, rien n’indique que cette crise du Covid-19 aura une influence sur les départs depuis les côtes libyennes puisque ces derniers sont plus liés à l’urgence de fuir la Libye qu’à tout autre facteur.

Quelle est la situation en Libye ?

En Libye, malgré l’annonce d’une trêve humanitaire liée au Covid-19 qui a vite volé en éclats, les combats ont repris. La région de Tripoli est ainsi en proie ces dernières semaines à de nombreux bombardements. Lors d’une conférence de presse le 3 avril, le porte-parole du Haut-Commissariat pour les réfugiés en Libye déclarait qu’au moins 300 civils ont été tués et 150 000 ont été déplacés de leurs foyers depuis le début du conflit l’an dernier. La situation est d’autant plus inquiétante que la Libye, considérée par l’Organisation mondiale de la santé comme pays à haut risque face à la pandémie, a officiellement signalé hier 21 cas de contamination au COVID-19 et un décès. Alors que le système de santé est extrêmement fragile, les organisations internationales présentes s’alarment des possibles conséquences sur la population libyenne et plus encore pour les personnes migrantes, entassées dans des centres de rétention surpeuplés. « Nous savons que ces gens [dans les camps de rétention] n’ont absolument aucune chance de survivre. Nous nous attendons à une catastrophe humaine sans précédent » a déclaré Walid Elhouderi, de la Commission libyenne des droits de l’Homme.

Des mesures ont été prises par les autorités de Tripoli : fermeture des frontières terrestres, des aéroports, mise en place d’un couvre-feu, fermeture des établissements scolaires et publics. Néanmoins leur mise en œuvre sur un territoire divisé politiquement semble tout-à-fait hypothétique.

Au vu de tous ces éléments de contexte, nos équipes sont particulièrement préoccupées par l’urgence humanitaire qui continue en Méditerranée centrale où la mortalité risque de grimper. Il est évident que la situation d’urgence sanitaire actuelle est extrême et déstabilise gravement les citoyens et les Etats européens. Néanmoins cette crise ne doit pas remettre en cause le droit et les conventions internationales. Des mesures permettant de débarquer rapidement les rescapés secourus dans un port sûr proche tout en garantissant la santé publique doivent être impérativement prises au niveau européen. SOS MEDITERRANEE s’engage à soutenir tous les scénarios innovants possibles afin qu’ensemble nous puissions relever ce défi et tendre la main à ceux qui se noient.

Crédit photo : Julia Schaefermeyer / SOS MEDITERRANEE