Merci
31 mars 2017

Il est difficile de débarquer de l’Aquarius. L’acte physique de faire ses bagages est aisé, celui d’embrasser les collègues une dernière fois est déchirant, mais marcher sur la coupée est facile, prendre le taxi pour l’aéroport est un jeu d’enfant, et s’asseoir dans l’avion : piece of cake ! Non, ce qui est difficile c’est de réaliser que cet épisode fait désormais partie de mon passé et qu’au même titre que l’image de cet homme qui ressemblait à mon père m’avait touchée, l’image des migrants que nous avons secourus, ce que nous avons vécu sur l’Aquarius, est devenu une part de ce que je suis. Alors, pour clore ce chapitre, pour mettre fin à cette impression d’inachevé, je souhaiterais témoigner, une dernière fois.

La première manifestation de cet inachèvement est une image : celle d’une silhouette aperçue sur le pont de l’Aquarius. C’était un jeune homme, il était grand et la couverture qu’il avait passée sur sa tête flottait derrière lui alors qu’il marchait contre le vent. Je revois son visage et son air de parfaite désolation. Il ne pleurait ni ne montrait de peine : il semblait au-delà de cet état, dans un endroit d’où l’espoir c’était enfui : vivant mais mort, l’être nié jusqu’à la rupture, jusqu’à ne laisser que cette coquille vide tourmentée par le vent. Je n’ai pas appris son histoire ; un transfert le soir même du sauvetage vidait l’Aquarius d’eux. Je les voyais partir avec soulagement. Ainsi je n’aurai pas à entendre, pas à me demander comment, à leur place, j’aurais supporté ce qu’ils ont enduré. Je n’aurai pas à mesurer cet écart immense entre eux et nous. Eux qui ont vécu et nous qui écoutons. Tortures, viols, meurtres d’êtres chers… D’autres m’en ont parlé mais : rien, je ne ressentais rien ! Je les écoutais – je les voyais ! – mais cela restait des mots et ils glissaient sur moi sans m’atteindre. Je m’en voulais terriblement de ne pas les comprendre, d’être si limitée en volonté, en conscience comme en influence.

Ce qui m’amène au deuxième écart… alors que j’étais à bord, je recevais des encouragements enflammés d’amis et parfois même de parfaits inconnus. Je peux vous l’écrire maintenant : c’était très difficile de lire ces mots. Imaginez : d’un côté ces louanges et ces images déformées d’exploit humain et de l’autre ces gens qui ne possèdent rien d’autre qu’un survêtement Patrick, une couverture MSF et un passé sordide. Difficile de ne pas se sentir sale, imposteur et impuissant quand les limites de vos actions et de votre engagement sont si criantes.

Mais le plus terrible, le plus beau aussi, c’est qu’il faut se forcer à oublier cela pendant un instant et se concentrer sur la joie, l’espoir et le champ de possibilités qu’ouvre l’Aquarius aux migrants*. Joie de chacun d’eux quand ils aperçoivent les côtes Italiennes, espoir d’une vie meilleure et possibilité, si ce n’est pour eux peut-être pour les générations à venir, d’une intégration à la population européenne. Enfin, et c’est de loin la plus belle lumière que je distingue dans ce tableau, c’est la pensée qu’il existe des personnes assez scandalisées par cette situation pour rendre l’Aquarius possible. Et si celui-ci donne à certains l’impression de n’être qu’un repère de gentils et inoffensifs idéalistes, je choisis de le voir comme l’avant-garde d’une prise de conscience des citoyens européens. L’Aquarius est une magnifique anomalie humaine, c’est aussi la preuve qu’il y a parmi nous des gens qui ont choisi de regarder vers le haut et qui, jour après jour, geste après geste, montrent la voie d’une société digne. Aussi, voici ce que je voulais vous livrer : MERCI, du fond du cœur. Que vous participiez par des dons, des mots de soutiens, des images, une présence, ou une attention : MERCI. Merci de faire des efforts même quand il n’y a personne pour regarder, merci de vous être demandé ce que vous pouviez donner plutôt que ce que vous pouviez prendre, merci de payer cher les produits confectionnés dans la dignité de l’humain, merci de croire que nous pouvons faire mieux, merci de garder espoir, merci pour ce repère d’humanité dans cet océan de désespoir. Merci de rendre l’Aquarius possible. Merci de sauver ces vies qu’il serait plus pratique de laisser périr.

*Ce jour j’ai reçu l’appel d’une tante éloignée qui tenait à me rappeler qu’au début du siècle dernier des navires marchands ont permis l’évacuation d’Arméniens fuyant la Turquie, parmi eux se trouvaient une partie de mes ancêtres.

Par Fleur le Derff