COMMUNIQUE Naufrage mortel : dans les pires moments surgit le meilleur de nous

Le 27 janvier l’Aquarius a été confronté à l’une des pires journées depuis le début de sa mission en Méditerranée centrale en février 2016. Les équipes de SOS MEDITERRANEE ont été mobilisées pour le sauvetage d’un bateau pneumatique en train de couler dans les eaux internationales au large de la Libye. Quelques heures plus tôt, elles avaient été témoins d’une interception par les garde-côtes libyens dans les eaux internationales. Deux ans après la première mission de sauvetage de l’Aquarius, les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE constatent que la crise humanitaire ne fait qu’empirer aux portes de l’Europe, et que le financement par l’Europe des garde-côtes libyens est loin d’être une solution.

« La pire journée de ma vie »

« Ce samedi 27 janvier restera la pire journée de ma vie » admet Tanguy, le coordinateur adjoint des secours, alors que l’Aquarius vient juste de rentrer au port. Ses coéquipiers baissent les yeux, observent un silence respectueux. Comme si chacun, à ce moment, revivait la chronologie des évènements, la première approche, le canot dégonflé, des dizaines de personnes dans l’eau sans gilet de sauvetage, les hurlements de détresse, la panique en pleine Méditerranée. « Nous avons été confrontés à un sauvetage très critique » explique Klaus, le coordinateur des secours.

Quatre jours après le naufrage, les équipes de l’Aquarius sont encore sous le choc. « J’ai perdu le compte des personnes inanimées que nous avons ramenées à bord, je ne me rappelle pas des dix premières minutes, c’est comme un trou noir. Je me souviens juste qu’on n’arrêtait pas de hisser des personnes inanimées à bord, des enfants auxquels il fallait faire des massages cardiaques et qui avaient de l’écume qui leur sortait de la bouche » raconte Viviana, membre de l’équipe des marins-sauveteurs.

Tout s’est passé si vite que les sauveteurs, pourtant extraordinairement rapides et efficaces, ont du mal à se rappeler exactement la scène. Il faut repasser ensemble les rapports, les vidéos, les photos, écouter les récits de chacun pour reconstruire petit à petit ce qui est déjà, clairement, l’une des pires journées de l’Aquarius, depuis le début de sa mission de sauvetage en mer en février 2016.

101 personnes sauvées : un miracle dans ces circonstances

« C’était la pire journée, mais aussi la meilleure journée de ma vie » continue Tanguy, fier de l’équipage du navire qui, en unissant toutes ses forces, a réussi le « miracle » de sauver 101 personnes, de ce canot pneumatique dégonflé. Tandis que sur les canots de sauvetages, les marins-sauveteurs tiraient une à une les personnes hors de l’eau, commençaient les massages cardiaques, distribuaient des gilets de sauvetage, déployaient tous les objets flottants possible ; sur le pont, une alerte générale était lancée et tous, des marins aux ingénieurs, des journalistes aux médiateurs culturels, des photographes aux infirmières : tous s’entraidaient pour installer une clinique d’urgence dans l’abri réservé d’ordinaire aux femmes secourues, lançaient des bouées de sauvetage aux survivants ayant réussi à nager jusqu’au bateau, prenaient le relais des massages cardiaques, aidaient ceux qui arrivaient à bord baignés d’essence à se changer. Ce qu’on appelle à bord de l’Aquarius le « Mass Casualty Plan » venait d’être déclenché.

Malgré les efforts déployés par l’équipe médicale pour les ramener à la vie, deux femmes n’ont pas pu être réanimées, laissant des orphelins, dont un était encore à bord et un autre était lui évacué par un hélicoptère de la marine italienne vers l’hôpital de Sfax en Tunisie, avec 15 autres personnes.

Un long moment de silence pour les deux femmes décédées… et les dizaines de disparus

A peine les opérations de sauvetage terminées, les canots de sauvetage de SOS MEDITERRANEE ont continué d’arpenter la zone autour de l’épave vide, à la recherche d’éventuels survivants. Certains sauveteurs avaient vu des corps couler sous leurs yeux, déjà trop loin dans les profondeurs de ces eaux sombres pour être rattrapés.

Mais au cours de ce dernier tour de reconnaissance, aucun corps retrouvé, aucune trace de vie, les canots ont finalement fait demi-tour et sont retournés à toute vitesse vers l’Aquarius. L’urgence passée, il fallait s’occuper des vivants dont certains blessés devaient être évacués par hélicoptère et continuer à patrouiller dans la zone de sauvetage, au cas où d’autres embarcations en détresse tenteraient la traversée. Le lendemain, l’une des infirmières à bord a entamé une liste de ceux qui manquaient à l’appel. Au fil des heures, jusqu’à l’arrivée au port où elle a été remise à la Croix Rouge Italienne, cette liste n’a cessé de s’allonger.

Après un nouvel appel pour le transfert à bord de l’Aquarius de 132 personnes secourues par un navire marchand le dimanche, le silence s’est abattu sur le quai du port commercial d’Augusta, au moment d’évacuer, à la fin du débarquement, les deux corps sans vie, enveloppés dans des « body bags » de plastique blanc. Un long, très long moment de silence, à bord comme à terre, pour honorer la mémoire de ces deux femmes et de tous les disparus de ce naufrage.  

Se résigner à ne pas savoir… et continuer malgré tout

Après avoir vu un à un les morts et les vivants descendre du bateau, il faut se résigner à ne pas savoir ce que deviendront ces enfants qui ont survécu au naufrage, à ne pas savoir où seront enterrées ces deux femmes ni si leurs fils seront informés de leur lieu de sépulture, à ne pas savoir exactement combien de personnes se sont noyées. Tout comme il faudrait se résigner aussi à ne pas savoir où ont été emmenés et ce que sont devenus les passagers d’un autre canot pneumatique intercepté le matin même de ce naufrage tragique par les garde-côtes libyens dans les eaux internationales, sous les yeux impuissants de l’équipage de l’Aquarius sommé de s’éloigner de la zone.

« J’ai l’impression que tout empire, très vite. Ces dernières semaines, les personnes secourues arrivent dans des conditions de plus en plus dramatiques, les corps des adultes et même des enfants sont couverts de gale, ils sont de plus en plus faibles, tous très amaigris. Ils semblent surtout prêts à tout pour échapper à l’enfer qu’ils vivent en Libye » confie un membre d’équipage alors que l’Aquarius se prépare à repartir en mer.

Redonner une part d’humanité

Difficile d’établir une échelle du pire dans ce drame qui se poursuit aux portes de l’Europe, et dont l’Aquarius est témoin direct depuis le début de sa mission en Méditerranée centrale il y a deux ans. Ce 27 janvier a été l’une des pires et des meilleures journées de l’Aquarius. S’il n’avait pas été là, le bilan de ce naufrage aurait été beaucoup plus lourd. Si l’Aquarius n’avait pas été là, personne ne saurait que les garde-côtes libyens avaient encore une fois intercepté une embarcation en détresse et remmené ses passagers en Libye où leurs droits fondamentaux ne sont pas respectés.

L’Aquarius est là, en Méditerranée, depuis deux ans et il continue sa mission toujours plus difficile mais toujours aussi cruciale : sauver, protéger et témoigner ; tandis qu’à terre, les bénévoles de SOS MEDITERRANEE continuent de relayer, de sensibiliser, de redonner espoir en l’espèce humaine, qui, si elle est capable du pire, est aussi capable du meilleur. Car si l’engagement des marins-sauveteurs est vital pour sauver des vies, celui des bénévoles, des donateurs, de tous les citoyens qui soutiennent SOS MEDITERRANEE l’est tout autant pour redonner sa part d’humanité à l’Europe !

Photo : Laurin Schmid