Nous ne voulions pas aller en Europe
28 décembre 2016

Tareq* a entre 30 et 40 ans, nous ne lui posons pas la question car le dialogue est limité avec lui. « Je travaillais comme ingénieur en Algérie. J’avais un bon travail. Mais un jour j’ai été kidnappé et conduit en Libye. Ils m’ont poussé sur le bateau contre mon gré. Croyez-moi j’étais bien en Algérie, je n’avais aucune envie d’aller en Europe, et je veux retrouver mon travail. »

Ce n’est pas la première fois qu’on nous parle de trafic d’êtres humains. Ce genre de témoignages rapportés par les personnes auxquelles nous avons porté secours est de plus en plus fréquent. Ibrahim*, originaire du Sénégal a tout perdu. « Boko Haram a tué ma mère, mon père et d’autres personnes de ma famille. Nous habitions dans un petit village dans le sud. J’ai dû m’enfuir. Puis j’ai rencontré ces passeurs. Ils nous ont emmenés dans le désert où beaucoup de gens meurent, car il n’y a ni eau, ni nourriture ». Dès son arrivée en Libye il fut conduit dans un centre de détention. « Un jour ils m’ont déposé chez un paysan et forcé à travailler dans la ferme. Je n’avais pas d’argent. Quelques mois après ils m’ont emmené à la plage et m’ont forcé à monter dans ce canot pneumatique. »

Un autre jeune rescapé a raconté à l’un de mes collègues à bord de l’Aquarius: « Cela fait trois ans que j’ai quitté mon pays d’origine. Je suis allé dans différents pays pour trouver du travail. Puis les passeurs m’ont emmené en Libye. Je n’ai pas encore parlé à ma mère car je lui ai promis de ne l’appeler qu’une fois que je serai sain et sauf. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète pour moi. « Lorsque Frank* arriva sur l’Aquarius après avoir été secouru, ses vêtements étaient imprégnés de diesel, mélangé à l’eau de mer. On lui a enlevé ses vêtements pour lui donner un survêtement sec en échange. « Mais le numéro de téléphone de ma mère est dans la poche de mes vêtements mouillés. Pouvez-vous m’aider à le retrouver ? » nous demanda-t-il. On se mit donc à fouiller dans les grands sacs poubelle et on finit par le trouver dans une poubelle. La seule chose qui relie ce jeune homme à sa mère, c’est ce morceau de papier avec un numéro de téléphone. l’un de mes collègues prit le morceau de papier, le sécha et le lui donna. « Je vais l’appeler, dès que je serai sain et sauf à terre », ajouta le jeune homme.

Kevin, notre photographe apprend, en parlant sur le pont avec des hommes d’Afrique de l’Ouest, que pendant des années, un grand nombre de nos rescapés ont travaillé de force en Libye sans être payés. « Certains d’entre eux m’ont montré leurs blessures dues à la torture et au bout d’un moment ils se sont mis à en parler. Lorsque vous les voyez vous sourire et faire comme si de rien n’était, vous êtes loin d’imaginer ce qu’ils ont enduré. Espérons que maintenant ils pourront aller de l’avant et oublier tout cela », ajouta Kevin. « J’ai fait connaissance avec cet homme à la fin de mon quart sur le pont supérieur et nous avons tous les deux regardé vers le sud. L’homme ajouta : « Libye pas bon….Merci ! Thank you ! C’est tout. Plus de questions, plus de mots, juste nous deux face au soleil couchant. »

(*nom modifié)

Par René Schulthoff

Crédits photos : Kevin McElvaney