Un printemps chaotique en Méditerranée
6 mai 2020

Alors que les combats se poursuivent en Libye, de nombreuses personnes continuent de fuir ce pays par la mer, au péril de leur vie. Dans le contexte d’épidémie mondiale de Covid-19, les navires humanitaires de sauvetage en mer se trouvent quasiment tous en incapacité d’opérer, ce qui augmente considérablement le risque de sombrer en Méditerranée pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui tentent la traversée. Chronique d’un printemps chaotique en Méditerranée centrale.
 

Des centaines de personnes tentent de fuir la Libye   

C’est un fait malheureusement avéré et dont SOS MEDITERRANEE est le témoin depuis plusieurs années : l’arrivée des beaux jours est propice aux départs depuis les côtes libyennes. Et malgré la situation inédite de pandémie de Covid-19, cette situation se répète. En effet, ne serait-ce qu’au cours du premier week-end de mai, plusieurs centaines de personnes ont failli perdre la vie en mer, entre la Libye et les côtes européennes.
Dans la nuit du 2 au 3 mai, l’ONG Alarm Phone, qui gère une hotline téléphonique pour les personnes en détresse en mer, a reçu un nouvel appel au secours : 78 personnes étaient à bord d’une embarcation en détresse, dont une femme enceinte avec un besoin urgent d’assistance médicale. Ces personnes ont été secourues par un navire marchand, le Marina, et sont bloquées à son bord, dans l’attente d’un port sûr où débarquer, à l’heure où nous écrivons ces lignes.
57 personnes sont également bloquées en mer à bord de l’Europa II, navire de tourisme maltais sur lequel elles ont été transférées après avoir été interceptées par un navire de pêche mandaté par le gouvernement maltais, le jeudi 30 avril. Vendredi 1er mai, le Premier ministre maltais, Robert Abela, a déclaré que l’Europa II resterait ancré en dehors des eaux territoriales avant de pouvoir débarquer : « jusqu’à ce que l’Union européenne trouve un moyen de les relocaliser » en évoquant les personnes secourues[1].
Au cours de ce même week-end, des navires des garde-côtes italiens et de la patrouille de la police financière italienne ont également secouru 69 personnes.
Par ailleurs, plusieurs arrivées autonomes ont été constatées depuis plusieurs semaines à Lampedusa.

Quelques semaines plus tôt, l’organisation internationale pour les migrations (OIM) exprimait son extrême préoccupation dans un communiqué de presse diffusé le 17 avril[2]. L’OIM déclarait que, sur la semaine précédente, au moins 800 personnes avaient quitté la Libye pour tenter la traversée vers l’Europe. L’organisation indiquait que près de 400 avaient été renvoyées en Libye où elles sont désormais détenues, et ajoutait « au moins 200 d’entre elles se sont retrouvées dans des centres non officiels et sont maintenant également portées disparues ».

Absence de navires humanitaires en zone de recherche et de sauvetage

En ces temps de pandémie, le contexte opérationnel est toujours très complexe pour les navires humanitaires intervenant en Méditerranée centrale comme pour l’ensemble du monde maritime (mises en quarantaine, graves perturbations dans l’accès aux services logistiques et portuaires, impossibilités d’effectuer les relèves d’équipage), mais aussi du fait de la fermeture des ports italiens et maltais qui offrent habituellement des lieux sûrs pour le débarquement des rescapés. Pour toutes ces raisons, la majorité des ONG de recherche et de sauvetage en mer ont mis en pause leurs activités en Méditerranée centrale. Seuls les navires Alan Kurdi, de l’ONG allemande Sea-Eye, et Aita Mari, de l’ONG basque Salvamento Maritimo Humanitario étaient présents en Méditerranée centrale au début du mois d’avril.
 
Le 6 avril, l’Alan Kurdi portait secours à 150 personnes en deux opérations de sauvetage. Le 14 avril, l’Aita Mari secourait à son tour 43 personnes. A bord de chacun de ces deux navires, l’attente pour une solution de débarquement a été longue et douloureuse. Plusieurs évacuations sanitaires ont dû avoir lieu en urgence et les rescapés ont finalement été transbordés sur un ferry italien, le Raffaele Rubattino, ancré en face du port de Palerme, pour y être placés en quarantaine. D’après les informations recueillies par les médias italiens, tous les rescapés ont été testés négatifs au Coronavirus.
Les équipes de l’Alan Kurdi et de l’Aita Mari ont quant à elle été mises en quarantaine à bord de leurs navires respectifs.
Les 180 personnes ont finalement pu débarquer dans la soirée du lundi 4 mai à Palerme, en Sicile, après avoir frôlé la mort, puis vécu un mois en mer, dont quatorze jours de quarantaine. A l’heure où nous écrivons, l’information sur une éventuelle répartition de ces personnes dans les différents pays de l’Union européenne n’a pas été communiquée.
Mardi 5 mai, l’agence de presse italienne ANSA a rapporté que les autorités italiennes ont immobilisé le navire Alan Kurdi de l’ONG Sea Eye, après que les garde-côtes italiens ont constaté des « irrégularités » lors d’une inspection effectuée à bord du navire qui est donc désormais bloqué à quai dans le port de Palerme.
Mercredi 6 mai, plusieurs médias italiens ont rapporté que les autorités italiennes ont également immobilisé l’Aita Mari de l’ONG Salvamento Maritimo Humanitario, qui est aussi bloqué à quai dans le port de Palerme. 

A ce jour, il n’y a donc plus aucun navire de sauvetage présent en Méditerranée centrale.

Un week-end pascal meurtrier en Méditerranée

Dans un communiqué publié le 24 avril 2020[3], l’OIM établissait les faits tragiques qui se sont déroulés durant le week-end de Pâques. L’organisation indique que 12 personnes, qui étaient bloquées sur une embarcation pneumatique en détresse, ont perdu la vie entre la Libye et Malte au cours du week-end. Elles faisaient partie d’un groupe de 63 personnes, parties de Qarapoli, en Libye. Dans la nuit du 10 au 11 avril, elles ont joint la hotline téléphonique de l’ONG Alarm Phone en formulant un appel de détresse. Près de quatre jours plus tard, le 14 avril, c’est un navire de pêche qui les a pris en charge à son bord, à 20 milles marins au sud de Lampedusa, dans la zone de recherche et de sauvetage maltaise. Ils ont alors découvert les corps sans vie de cinq hommes.
Les survivants – 40 hommes, huit femmes et trois enfants – tous érythréens et soudanais, ont été renvoyés en Libye le lendemain. Au total, 12 personnes ont perdu la vie dans la tentative de traversée, les survivants ayant rapporté que sept personnes s’étaient noyées au moment de la prise en charge.

Interceptions et refoulements vers la Libye

A ces nouvelles tragiques viennent s’ajouter les révélations parues dans le New-York Times le 30 avril 2020. Dans une enquête édifiante[4] basée sur le travail d’un journaliste maltais, Manuel Delia, et d’un journaliste italien, Nello Scavo, le journal américain rapporte que « le gouvernement maltais a réquisitionné trois chalutiers privés pour intercepter les migrants en Méditerranée et les forcer à retourner dans une zone de guerre, selon des responsables et un capitaine de bateau ».

Ces activités ont été documentées pour la première fois dans la soirée du 12 avril, d’après le New-York Times, au cours de ce même week-end de Pâques où plusieurs personnes ont perdu la vie en Méditerranée centrale.

Un ancien fonctionnaire maltais, Neville Gafa, dit avoir été mandaté par le cabinet du Premier ministre maltais et précise que « les chalutiers ont été envoyés pour intercepter un bateau de migrants tentant de rejoindre Malte depuis la Libye – et qui avait émis des appels de détresse depuis environ 48 heures – puis de ramener ses passagers en Libye ».
L’embarcation mentionnée plus haut, sur laquelle 12 personnes ont perdu la vie, et qui a été renvoyée en Libye au cours du week-end de Pâques, a donc été interceptée par l’un de ces chalutiers mandatés par le gouvernement maltais.

La Libye n’est pas un lieu sûr

En Libye, les combats continuent à faire rage dans la région de Tripoli. Les bombardements ont notamment touché le port de la capitale du pays, si bien que les garde-côtes libyens ont déclaré eux-mêmes après l’interception d’embarcations en détresse au large de leurs côtes, que les rescapés ne pourraient y être débarqués, Tripoli ne pouvant être considéré comme un port sûr[5]. Une déclaration qui n’a pas pour autant stoppé les interceptions d’embarcations et retours forcés de personnes, pratiqués par les garde-côtes libyens ces dernières semaines. Par ailleurs, des structures de santé ont également été touchées par les bombardements à plusieurs reprises ces dernières semaines.

Dans ce contexte extrêmement préoccupant, une majorité de députés européens a insisté sur le fait que la Libye n’est pas un « pays sûr » pour le débarquement des personnes secourues en mer et a demandé que la coopération entre l’Union européenne et les garde-côtes libyens cesse, lors d’un débat qui s’est déroulé au sein de la Commission des libertés civiles lundi 27 avril[6].

Le même jour, trois ONG, le Global legal action network (GLAN), l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI) et l’Association italienne des loisirs et de la culture (ARCI) déposaient une plainte pour « infractions aux règles financières de l’UE » auprès de la Cour européenne des comptes[7]. Soutenues par une dizaine d’ONG de défense des droits de l’Homme, dont Amnesty international[8], elles réclament un audit sur le financement des garde-côtes libyens par l’Union européenne.  

Face à cette situation particulièrement grave en Méditerranée centrale, les équipes de SOS MEDITERRANEE mettent tout en œuvre pour que l’Ocean Viking reprenne ses opérations de sauvetage le plus rapidement possible. Nous sommes en train de constituer une nouvelle équipe médicale à bord pour prendre soin des futurs rescapés, de poursuivre la mise en place des protocoles de prévention face au Covid-19 et de nous préparer au mieux à reprendre notre mission urgente et fondamentale : sauver des vies en mer. 

Crédits photo : Julia Schaefermeyer / SOS MEDITERRANEE


[2] Communiqué de presse de l’OIM, 17 avril 2020 : https://www.iom.int/news/migrants-missing-libya-matter-gravest-concern

[4] Article du New-York Times publié le 30 avril 2020 : https://www.nytimes.com/2020/04/30/world/europe/migrants-malta.html

[7] Communiqué de presse commun du GLAN), de l’ASGI et de l’ARCI), 27 avril 2020 : https://c5e65ece-003b-4d73-aa76-854664da4e33.filesusr.com/ugd/14ee1a_e8f5cf3c8e76459496c241d4b57450c6.pdf