Le Prix Seligmann contre le racisme remis à Marie Rajablat
20 mars 2019

Hier, le Prix Seligmann contre le racisme 2018 a été conjointement décerné à Marie Rajablat et Samuel Sandler à la Sorbonne, par le recteur de l’académie de Paris Gilles Pécout. Marie est bénévole en mer et sur terre, et fait également partie du conseil d’administration de SOS MEDITERRANEE. Toute l’équipe de SOS MEDITERRANEE la félicite pour son ouvrage « Les naufragés de l’enfer – Témoignages recueillis sur l’Aquarius« , un outil précieux pour témoigner de la situation en mer et des terribles parcours d’exil, particulièrement de l’enfer libyen décrit par les rescapés.

Le prix Seligmann de la Chancellerie des Universités de Paris récompense chaque année une création écrite contribuant à la lutte contre le racisme.

En 2017 puis en 2018, Marie Rajablat est montée à bord de l’Aquarius pour recueillir les témoignages des rescapés et les accompagner, le temps d’une traversée. Elle en a tiré un ouvrage, « Les Naufragés de l’enfer« , publié aux éditions Digobar en avril 2017. Voici son allocution lors de la remise du prix, à la Sorbonne :

« Difficile de prendre la parole à vos côtés, M Sandler, tellement l’horreur sidère. La tentation est grande de se taire mais le risque est aussi de détourner le regard. C’est la double peine infligée à celui qui a été touché dans sa chair : il devient à son tour « intouchable ».

J’ai en tête une de vos interviews dans laquelle vous disiez que vous aviez de la peine de voir le chagrin dans le regard de vos interlocuteurs, lorsque vous témoigniez. Alors je me ressaisis et me tiens debout, à vos côtés pour témoigner contre le racisme, l’injustice et l’intolérance.

Je n’ai pas été touchée dans ma chair comme vous, mais j’ai été touchée dans mon humanité si je puis dire, une nuit de novembre. Bénévole de l’association SOS MEDITERRANEE, qui recherche et secourt les personnes en détresse en Méditerranée centrale, je me suis embarquée sur son navire, l’Aquarius. Cette nuit-là donc, j’étais en passerelle, à fixer sur un fond noir d’encre, un mince trait luminescent puis de minuscules scintillements, lorsque soudain, des visages ont surgi de nulle part. En fait, ces lucioles qui scintillaient, n’étaient autres que le reflet des projecteurs sur les pupilles d’hommes, de femmes et d’enfants… Des regards vides, incrédules, hébétés … Pendant quelques fractions de secondes – qui m’ont paru une éternité – c’était comme si le temps était suspendu et j’entendais juste le clapot de l’eau sur la coque du petit bateau de bois bleu … De part et d’autre, nous nous regardions en silence. Eux n’y croyaient plus et moi, je n’y croyais pas. Comme le racontera ailleurs Erri de Luca[1], cette image est restée « tatouée » en moi.

Le flux migratoire c’est ça : un bateau de bois délabré de 8 à 10 mètres de long, bondé d’êtres humains à la dérive, qui n’ont aucune chance d’atterrir quelque part. Des êtres qui ont pris le risque de mourir car c’était à leurs yeux, le moindre de tous…

Cette vision formidablement étrange et irréelle, suspendue et condensée dans le temps, fait basculer l’ordre du monde. Difficile à mettre en mots le vacillement puis la dissolution de repères fiables, surtout lors du premier sauvetage. Qu’est-ce que c’est que ce monde-là ? Comment cela est-il possible ? Comment en sommes-nous arrivés là ? … Et moi, qu’ai-je fait jusqu’alors ?! … Autant de questions que nous nous posons sur les ponts, sans trouver de réponse.

Pendant qu’à terre, les ports se ferment et que les discussions politiques s’éternisent, à bord de l’Aquarius, nous mettons à profit ces jours d’errance imposés en pleine mer, dans l’attente d’un port sûr. 

Avant d’arriver sur le navire, les rescapés ont été affamés, rackettés, humiliés, torturés, violés… Considérés comme des esclaves, des sous-hommes, ils ont été exclus du registre de l’humain par des geôliers qui leur ont fait vivre l’horreur dans des camps.

En Europe, ils seront en attente dans d’autres lieux de rétention pendant des semaines ou des mois ; ils seront parfois malmenés par des administrations ou par les forces de l’ordre ; ils devront constamment justifier de leur histoire, de leur parcours, de leurs intentions, de leur bonne foi. En amont comme en aval, ils ont été et seront enfermés, que ce soit dedans ou dehors.

Alors, sur les ponts de l’Aquarius, nous prenions soin de nos passagers comme on ne l’avait pas fait depuis des semaines, parfois des années ou peut-être comme on ne l’avait jamais fait. Isolés, exclus, les rescapés le sont, mais nous le sommes avec eux. Si au Nord comme au Sud, les rives lointaines sont hostiles et si tout autour de nous, la mer prélève son tribut, les ponts de l’Aquarius, eux, devenaient pour quelques jours un îlot d’humanité.

Dans ces circonstances, on ne triche pas. On va droit à l’essence même de l’être. Nous, équipes de SOS MEDITERRANEE, comme celles d’autres ONG, nous sommes les dernières digues contre lesquelles s’écrasent les déferlantes politiques déshumanisées. Et pour protéger notre humanité, la leur comme la nôtre, nous n’avons pas d’autres choix que d’affréter le plus rapidement possible un nouveau navire, un nouvel îlot éphémère où mettre à l’abri ces naufragés d’une mort certaine.

Nous avons connu une époque où notre association a reçu de nombreuses récompenses, des prix décernés par l’Union Européenne, par l’Unesco, par tel ou tel jury européen ou africain. Aujourd’hui nous sommes plutôt victimes de calomnies ou de mauvais procès. Les politiques pérorent et s’indignent contre ces ONG « qui trafiquent l’humain », ils barguignent des jours et des semaines comme des maquignons pour choisir sur dossier leurs migrants méritants et rejeter les autres vers la Libye en dépit du droit maritime international, etc… Il est clair que l’Humain pèse bien peu de chose aujourd’hui.

Alors oui, dans un premier temps j’ai été très étonnée que « les Naufragés de l’enfer » ait retenu l’attention d’un jury en dehors de notre « entre-soi ». Serais-je devenue cynique ? Je vous prie de bien vouloir excuser ma méconnaissance initiale du Prix Seligmann. Évidemment j’ai vite comblé cette ignorance en lisant votre site de fond en comble. Et là, j’ai été très honorée d’avoir retenu l’attention d’un jury aussi prestigieux que le vôtre. Honorée aussi de figurer parmi tant de lauréats connus et reconnus. Aussi, au nom de toutes les équipes de SOS MEDITERRANEE, en mer ou à terre, je vous en remercie du fond du cœur. »

Une seconde édition des « Naufragés de l’enfer – Témoignages recueillis sur l’Aquarius » sera publiée prochainement.

Voir notre interview de Marie Rajablat en juin 2018.

Crédits photos : SOS MEDITERRANEE / Sylvain Lhermie – Chancellerie des universités de Paris

 


[1]Erri de Luca s’est embarqué, lui, sur le Prudence en avril 2017.