Quand la vague grossit.
18 mai 2016

Ce matin-là, la mer, calme et sans vent, s’est mise à résonner d’appels radio d’embarcations en détresse relayées par le centre maritime de Rome. Un, deux, trois, dix, onze « Zodiacs » sont apparus, venus de nulle part, puisque venus de Libye, cette terre de cauchemar pour les migrants, ce pays hors du temps et de l’espace des hommes.

Onze canots pneumatiques en mauvais caoutchouc. De gros boudins qui fuient de toutes parts, se dégonflent, s’aplatissent comme des jouets de plage crevés. Une toile molle en guise de sol renforcée par un parquet de planches vissées à la diable, pointes en l’air, histoire d’interdire le repos et de transpercer les chairs. Onze radeaux humains chargés chacun de plus de cent personnes, hommes, femmes et enfants, déjà tétanisés par le froid, la soif, la faim, le mal de mer et la panique. 

Tous les navires présents face à la côte libyenne ont cherché les migrants perdus, en se dépêchant de les trouver avant de ne rencontrer qu’un trou dans l’eau. Les bateaux de guerre de l’opération Sophia, chargés de traquer les passeurs et ne rencontrant que des naufragés, le « Dignity I », le navire de MSF et l’Aquarius de SOS MEDITERRANEE qui patrouillaient dans la zone. En quelques heures, 1500 naufragés sont secourus, mis au sec, soignés et dirigés vers les centres d’accueil de Sicile. 

En huit rotations, l’Aquarius prend à son bord des femmes en état d’extrême fatigue, des mineurs dont un enfant de trois ans et six hommes présentant des fractures aux bras à coup de gourdins et des traces de torture sur tout le corps, souvenir de Libye. Depuis le début de cette campagne, l’Aquarius a récupéré 1518 migrants promis à la noyade.   

Un matin de mer calme, onze « zodiacs » sur l’eau d’un coup…chaque printemps produit le même effet qu’on s’acharne à qualifier de « surprise ».  Un peu comme la bataille des chiffres de l’emploi, les organismes officiels s’attachent à noter ici ou là une baisse des arrivées, un jour sans, un fléchissement…rien n’y fait. 

La réalité est que l’Italie a déjà accueilli 31000 réfugiés depuis le début de l’année et 2000 d’entre eux sont partis de la lointaine Égypte, dix fois plus que l’an dernier à la même époque, pour un voyage plus long, donc plus dangereux encore. 

Combien se sont noyés ? Combien ont disparu sans pouvoir lancer d’appel radio, sans laisser de trace, sans un chiffre, sans un nom, sans un mot ? Combien de trous dans l’eau ? On dit déjà 800, on disait près de 4000 l’an dernier. On estime. On ne sait pas. Chez nous, un seul disparu mobilise tout un service de police ; en mer, c’est une petite virgule sur le cahier des petits comptables de la mort.

Une chose est sûre, les prévisions « rassurantes » sont déjà fausses et la Méditerranée connaît un nouvel afflux de réfugiés. Quand la mer est calme, la vague des migrants grossit. 

Par Jean-Paul Mari. Retrouvez son site Grands Reporters.

Crédits Photo Giorgos Moutafis