Giannis, marin-sauveteur à bord de l’Ocean Viking : « Et si cela avait été un bateau de croisière en détresse ? »
9 mai 2021

Giannis est membre de l’équipe de recherche et de sauvetage à bord de l’Ocean Viking. Originaire de Grèce, il a embarqué pour sa première mission avec SOS MEDITERRANEE en avril 2021. À la suite des événements tragiques du 22 avril, dont nos équipes ont été témoin des conséquences, Giannis a été contacté par le journal grec EFSYN afin de raconter cette histoire, du point de vue d’un sauveteur et d’un citoyen européen travaillant à bord d’un navire civil de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale. Voici le texte de Giannis en français :

«  Vous souvenez-vous de cette sensation particulière que vous éprouviez lorsque vous étiez petit.e, à traîner sur le canapé en regardant un film comme  » En pleine tempête  » ? Ce moment où vous avez la chair de poule, l’estomac retourné, ou encore, quand vous ressentez cette sensation d’apesanteur au moment de plonger dans le vide, assis à bord des montagnes russes d’un parc d’attractions. Le 20 avril, juste avant minuit, nous avons été informé.e.s de la présence d’une embarcation en bois en détresse, transportant 42 personnes à son bord, à 140 milles nautiques à l’ouest de notre position, à au moins 10 heures de navigation. Pendant le trajet, nous avons été averti.e.s que l’embarcation était de nouveau en mouvement, et nous avons reçu une nouvelle position. Peu avant 10 heures du matin (le 21 avril), nous avons été informé.e.s de la présence de deux autres embarcations en détresse en direction de l’est, transportant chacune environ 120 personnes. Une direction totalement opposée à la nôtre à ce moment-là. Après avoir atteint la dernière position de l’embarcation en bois, nous avons entamé des recherches durant 7 heures, sans résultat positif. Il était très probable qu’ils aient réussi à naviguer vers le nord et à atteindre la zone de recherche et de sauvetage (SAR)- maltaise, ou même la Tunisie. Ils auraient également pu être interceptés par un navire des garde-côtes libyens, ou pire, se perdre en mer… À 18 heures, nous avons décidé d’abandonner les recherches pour nous diriger vers l’est, en direction des deux autres embarcations pneumatiques en détresse, tout en sachant que les conditions météorologiques deviendraient dangereuses en soirée. Nous avions également été informé.e.s qu’une des deux embarcations pneumatiques avait été interceptée par un navire des garde-côtes libyens, mais pas la seconde. Nous étions à 10 heures de navigation, soit à une distance d’environ 100 milles nautiques : autrement dit, avec un seul navire SAR opérant dans cette zone, les chances de retrouver l’embarcation étaient déjà très faibles.
[…] une source non-identifiée avait repéré l’embarcation et envoyé un “Mayday” peu après 19 heures, puis un autre, près d’une heure plus tard.
Au coucher du soleil, le navire naviguait à pleine vitesse, luttant toujours contre la météo qui semblait se dégrader. Nous pensions d’abord à ce que nous allions trouver en face de nous. De nouvelles informations sont arrivées de la passerelle : une source non-identifiée (nous avons appris par la suite qu’il s’agissait d’un avion de l’agence Frontex) avait repéré l’embarcation et envoyé un “Mayday” peu après 19 heures, puis un autre, près d’une heure plus tard. Trois navires marchands se trouvant dans la zone ont répondu au signal et ont commencé à se diriger vers la position de l’embarcation. Avant 22 heures, nous avons été informé.e.s par l’association Alarm Phone qu’ils avaient perdu le contact avec l’embarcation, dû au manque de batterie sur le téléphone satellite utilisé par les personnes en détresse.
Nous commencions alors à accepter que les chances de survie de ces personnes étaient proches de zéro.
Les conditions météorologiques se détérioraient, et le vent devenait plus fort, atteignant 40 nœuds, et les vagues étaient hautes de plus de 4 mètres. Il était impossible de dormir. Certain.e.s d’entre nous ont passé la nuit à vomir aux toilettes. Le navire plongeait dans l’eau comme s’il était en chute libre. Il était impossible de rester allongé.e dans ces conditions. J’avais l’impression que mon estomac sortait d’un mixeur. J’ai donc décidé de me lever. J’ai alors croisé le chef de l’équipe de recherche et de sauvetage (SAR), qui était lui aussi assez anxieux, malgré sa longue expérience. Nous commencions alors à accepter que les chances de survie de ces personnes étaient proches de zéro. Nous avons tout de même essayé d’envisager de les retrouver, en préparant la façon dont nous allions tenter d’effectuer un sauvetage, compte tenu des circonstances, alors que le pont arrière du navire était inondé par les vagues qui s’écrasaient sur les flancs du bateau. À un moment donné, nous avons réalisé que nous ne pourrions mettre à l’eau aucun de nos trois canots de sauvetage, car le risque d’avoir un accident et de perdre un membre de l’équipage était trop élevé.
Le destin de ces personnes était à la merci de la bonne volonté de chaque État, avec trois navires marchands […] et un navire de sauvetage d’une ONG, luttant contre l’impossible.
Nous n’avions pas d’autre espoir que l’aide apportée par les navires marchands. L’un d’eux était un pétrolier et pouvait nous aider en prenant position sur le côté exposé au vent. Ce serait notre seule chance de mettre à l’eau les canots de sauvetage de manière sûre et raisonnable, et de tenter d’effectuer le sauvetage en déployant tous nos équipements, que des rescapé.e.s soient trouvé.e.s sur l’embarcation ou dans l’eau. Des questions et des scénarios de toutes sortes se bousculaient dans nos esprits, le plus important étant de savoir à quelle distance le pétrolier se trouverait lorsque l’embarcation serait localisée et, bien sûr, dans quel état elle serait. Le temps passait, les navires marchands effectuaient déjà des procédures de recherches et de sauvetage, sans aucune coordination de la part des Centres de coordination et de sauvetage (MRCC). Le destin de ces personnes était à la merci de la bonne volonté de chaque État, avec trois navires marchands (bénis soient les capitaines pour avoir fait leur devoir) et un navire de sauvetage d’une ONG, luttant contre l’impossible.
Il était un peu plus de 5 heures du matin (nous étions maintenant le 22 avril) lorsque nous sommes arrivé.e.s sur les lieux et, en coordination avec les navires marchands, nous avons désigné une zone de recherche. C’était l’aube et nous étions tout.e.s préparé.e.s à n’importe quelle éventualité pouvant survenir à tout moment. Le navire était complètement silencieux, on aurait dit un cimetière. Tout espoir d’un miracle s’était envolé. Cependant, nous avions préparé le pont du navire pour une éventuelle approche par le côté, puisque les canots de sauvetage ne pouvaient définitivement plus être mis à l’eau. C’était un geste désespéré, un « à ne pas faire » dans d’autres circonstances, mais nous avions dépassé le stade où nous pouvions jouer « selon les règles ». L’humeur générale était désormais celle-ci : « Nous allons peut-être provoquer le chaos, mais nous ferons de notre mieux pour sauver autant de vies que possible ». Des sacs remplis de gilets de sauvetage et de cordes avaient été placés dans chaque coin du pont, en particulier autour de la « zone de sauvetage ». Nous étions prêt.e.s à tout.
Elles sont mortes de façon inimaginable, en se noyant, seules.
Les demandes d’appui aérien, envoyées au Centre italien de coordination des secours (ITMRCC) et à l’agence Frontex depuis notre passerelle, ont été réitérées depuis le matin. Il était environ 12h30 quand l’un des navires marchands a repéré trois corps. Quelques minutes plus tard, un avion de Frontex a repéré les restes de l’embarcation. Il était désormais évident que notre pire scénario était devenu réalité. Alors que nous avancions en direction de la position donnée, nous pouvions voir l’embarcation pneumatique démantelée, puis, à mesure que nous nous rapprochions, de nombreux corps flottant dans l’eau. Personne n’avait survécu. Environ 130 personnes ont péri en tentant d’échapper à la précarité et à l’esclavage moderne, à la recherche d’une vie meilleure. Elles sont mortes de façon inimaginable, en se noyant, seules. Elles sont mortes lors d’une nuit où Poséidon semblait exploser toute sa rage, contre cette Humanité injuste et répugnante. Je crois que, des profondeurs cauchemardesques de la Libye aux salons aristocratiques de Bruxelles ou de toute autre capitale européenne, l’histoire et la perte de ces 130 âmes ne généreront aucun changement. Je souhaiterais que cela change, mais nous continuons à être témoins de ce type d’incidents, malgré les droits humains, les lois maritimes et les institutions et conventions qui les « protègent ». Il faut donc se poser une question importante :  » Et si cela avait été un bateau de croisière en détresse ?  » » Crédits : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE
P.S. 1) Plus tard, nous avons été heureu.ses.x d’apprendre par l’association Alarm Phone que la première embarcation transportant environ 42 personnes que nous recherchions aurait atteint la Tunisie. P.S. 2) Pour des raisons « historiques », je pense qu’il est important de donner les noms des navires qui ont fait leur devoir, ce qui est rare, en raison de la pression imposée par les compagnies, et de l’effet dissuasif subit par les navires marchands, maintenus dans des blocages prolongés, sans assistance de la part des autorités. M/V MY ROSE, M/V ALK et M/T VS LISBETH. Malheureusement, nous n’avons pas les noms des capitaines.