“Tous en sécurité à bord de l’Aquarius”
21 août 2017

Léa Main Klingst, membre de SOS MEDITERRANEE Allemagne a embarqué cet été à bord de l’Aquarius. Elle raconte le débarquement de naufragés et la fin de rotation, des moments « de passage » très particuliers.

“Le 15 août, en plein coeur de l’été, la rotation de trois semaines en mer de l’Aquarius était sur le point de s’achever, ma mission aussi. Le bateau s’apprêtait à regagner le port de Catane pour le changement rituel d’équipage et le réapprovisionnement des frigos, quand en fin d’après-midi, mardi 15 août, le MRCC de Rome nous a donné l’instruction de rejoindre le bateau d’une autre ONG. Le Phoenix venait de porter secours à 112 personnes en pleine mer, à l’est de Tripoli.

Plusieurs heures de navigation nous séparaient alors du bateau de sauvetage de l’ONG MOAS. Une fois arrivés à la position indiquée et à l’heure dite (le “rendez-vous” avait été fixé pour 20h), les opérations de transbordement ont immédiatement démarré. Il n’a pas fallu plus d’une heure et demie pour transférer d’un bateau de sauvetage à l’autre les 112 personnes, dont des femmes et enfants,.

Une fois l’opération terminée, épuisés par une très longue et éprouvante journée, la plupart des naufragés, désormais en sécurité, ont rapidement sombré dans un profond sommeil. Sauf l’un d’entre eux, un homme, incapable de fermer l’oeil, encore traumatisé par ce qu’il venait de traverser. En Libye, le moindre moment d’inattention aurait pu lui coûter très cher, lui faire courir le risque d’être kidnappé, torturé, voire abattu dans son sommeil.

Mon quart s’est achevé, j’ai rejoint ma cabine, mais quand j’ai regagné le pont arrière le lendemain matin, la vie avait repris un cours “normal”. J’ai passé une grande partie de ma journée à rencontrer des gens, distribuer à manger, faire le tour du bateau pour m’assurer que tout allait bien. Les groupes se sont mélangés. Les sauveteurs ont distribué des feuilles blanches et des crayons de couleur et petits et grands ont commencé à raconter leur histoire en dessins. Des jeunes soudanais ont fabriqué un plateau d’échecs avec un morceau de carton, et joué pendant des heures à l’ombre. D’autres se sont mis à danser autour d’un joueur de percussions.

Ce jour-là, j’ai beaucoup appris sur la littérature française, les danses traditionnelles du Bangladesh, les tribus soudanaises, les stratégies sur un terrain de football, la vie dans les camps de réfugiés… et sur la vie en Libye.

J’avais beau avoir lu énormément au sujet de la Libye, j’avais beau avoir analysé la plupart des témoignages recueillis depuis le début de la mission à bord de l’Aquarius, mais le fait d’entendre ces récits de mes propres oreilles, de regarder les enfants dessiner des armes à feu et des cadavres, d’examiner les cicatrices de tortures, de voir les photos d’un adolescent un an plus tôt, avant que son village ne soit détruit par les milices, d’essuyer les larmes d’une mère qui vous raconte son voyage… tout cela a été profondément bouleversant. 

Les personnes que nous avions accueillies à bord venaient de plusieurs pays différents et des horizons les plus divers. Mais un élément unissait leurs histoires : leurs récits de la Libye. La description d’une violence incontrôlable, d’enlèvements arbitraires, de détentions, de rançons, d’instabilité et de peur.

Alors que l’Aquarius approchait des côtes italiennes, tout le monde s’est accoudé au bastingage. Je n’oublierai pas cette image, tous ces yeux, ces regards rivés vers l’inconnu. Une fois le bateau amarré, la passerelle déployée, les équipes de sauveteurs se sont mis en rang pour saluer une par une les personnes avant qu’elles ne débarquent. Une dernière poignée de main, un dernier “aurevoir et bonne chance”. Je n’ai pu me retenir de prendre dans mes bras l’une des femmes, en larmes. Larmes de gratitude? Larmes de peur? Ce n’est jamais facile de dire au revoir, mais c’est encore plus difficile de les voir partir vers l’inconnu, tout en sachant que leur voyage n’est pas terminé, tout en s’inquiétant de savoir s’ils seront protégés, s’ils pourront rester en Europe, s’ils parviendront à réunir leur famille.

36 heures après avoir dit au revoir au dernier des 112 naufragés, c’était à mon tour de dire au revoir. J’ai eu beaucoup de chance de passer trois semaines avec cette équipage exceptionnel, débordant d’humanité, dédié au service de ces naufragés. Il n’est jamais facile de dire au revoir. Mais en franchissant la passerelle, je ne pars pas avec la peur au ventre, vers l’inconnu. Non, au contraire : je rentre à la maison. Dans mon “lieu sûr”. Ces trois semaines m’auront enseigné qu’avoir un lieu sûr où revenir est une chance. J’ai compris que c’est sans doute pour trouver un tel endroit que les personnes sont prêtes à laisser derrière elles tout ce qu’elles connaissent, tout ce qu’elles possèdent. Qu’elles sont prêtes à traverser des déserts et des océans. Et qu’elles n’arrivent pas à fermer l’oeil tant qu’elles n’ont pas trouvé, ce “port sûr”.

L’Aquarius est un lieu sûr, même juste pour quelques heures, dans ce long voyage. Et cet homme qui la veille refusait de fermer l’oeil, s’est peu à peu laissé bercer par le ronron rassurant des moteurs du bateau orange et a fini par s’abandonner dans les bras de Morphée.”

Texte : Lea Main Klingst

Traduction/adaptation : Mathilde Auvillain