ONG en mer : témoins gênants
11 février 2019

Jumelles à la main, le marin-sauveteur scrute l’horizon des heures durant. Armé de son appareil, le photographe immortalise les faits. Le journaliste, lui, observe, interroge, analyse. Voir pour pouvoir porter secours, voir pour pouvoir raconter : sauver et témoigner, deux missions fondamentales de SOS MEDITERRANEE. Retour sur notre action de témoignage en mer, alors que l’on cherche à faire disparaître les ONG de sauvetage.

Ne quittons pas la Méditerranée des yeux !

A l’été 2017, une dizaine d’ONG se relayaient dans les eaux internationales pour tendre la main à ceux qui se noient, mais aussi pour être les yeux et les oreilles des citoyens européens. Aujourd’hui, il n’y en a plus une seule. Alors que SOS MEDITERRANEE cherche un nouveau navire suite aux multiples attaques qui l’ont privée temporairement de son outil de travail, le navire Sea Watch 3 est retenu à Catane pour des raisons administratives après avoir enfin débarqué, le 31 janvier, les 47 rescapés à son bord qui avaient dû patienter en mer durant 13 jours, faute de port de débarquement. L’Open Arms, lui, n’a toujours pas l’autorisation de quitter Barcelone, le Aita Mari est coincé à San Sebastian, le Lifeline est bloqué à Malte… 

Pendant ce temps, l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) recense 144 morts au large des côtes libyennes depuis le début de l’année1, sans compter tous ceux qui sont disparus sans témoins. Des témoins apparemment devenus gênants et qui sont empêchés de porter assistance, mais aussi de raconter par le menu les agissements des acteurs maritimes… Dans Voyages du désespoir, rapport du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies (UNHCR), on relève qu’en moyenne six personnes ont perdu la vie chaque jour en tentant de traverser la Méditerranée en 2018. Par ailleurs, la montée en puissance des garde-côtes libyens a mené au refoulement en Libye de 85 % des personnes secourues ou interceptées…2  Des pratiques financées par l’Union européenne alors qu’elles contreviennent clairement au droit maritime international.

Les navires d’ONG : sentinelles civiles de la Méditerranée

Ce n’est donc pas un hasard qu’on empêche les ONG de naviguer. Par leur simple présence en mer, les navires humanitaires de recherche et sauvetage sont un trait d’union entre les événements auxquels ils assistent en mer et la société civile qui les soutient à terre. SOS MEDITERRANEE est née d’un vide laissé par les Etats alors que le besoin en capacités de sauvetage n’a jamais faibli en Méditerranée centrale. Depuis sa création, notre association s’est donné pour mission de faire connaître la situation dramatique qui y prévaut, de transmettre une information factuelle, vérifiée et transparente pour sensibiliser la population à terre. Pour que l’on ne s’habitue pas à l’horreur de ces traversées.

Au gré des entraves politiques à l’encontre des ONG et des décisions européennes contrevenant au droit international, alerter l’opinion depuis la mer, c’est rendre compte des conséquences concrètes de telles décisions. A bord de l’Aquarius se sont relayés une quarantaine de photographes et de chargés de communication de SOS MEDITERRANEE et de Médecins sans frontières (MSF). Ceux-ci sont le lien entre les opérations en mer et les équipes à terre : ils recueillent des témoignages, documentent les opérations via les réseaux sociaux et transmettent la matière pour rédiger les communiqués de presse. Les chargés de communication accompagnent également les journalistes accueillis à bord.

Plus de 170 journalistes embarqués à bord de l’Aquarius

Au cours de deux ans et demi de mission, plus de 170 journalistes internationaux ont embarqué à bord de notre précédent bateau-témoin, l’Aquarius. Depuis sa première mission, le navire a accueilli jusqu’à quatre journalistes de radio, télévision, presse écrite par mission. Ils ont été les témoins oculaires d’une catastrophe se déroulant par définition loin des yeux du grand public, en haute mer. Ils ont eu un accès direct à l’information en passerelle3 à bord des canots de sauvetage avec les marins-sauveteurs, sur le pont avec les équipes et les rescapés et, quand cela était possible, dans la clinique et le « shelter ».4

Des centaines d’articles, portraits, reportages, documentaires et même une BD5 ont été produits à bord de l’Aquarius. Ils témoignent des moments de préparation et de formation de l’équipage, des procédures de recherche et sauvetage, des échanges entre le navire et les autorités maritimes. Ils mettent en mots et en images les gestes, les émotions, la survie et la mort aussi. Ils donnent la parole aux rescapés de l’enfer libyen et de la Méditerranée, ainsi qu’aux acteurs-témoins (médecins, sages-femmes, sauveteurs, infirmiers) qui ont tant vu et tant entendu. Pour comprendre qui, pourquoi, comment. Et raconter aux citoyens.

« [Mon] statut de témoin a capitulé devant une situation d’urgence extrême »6

A bord de l’Aquarius, tous les journalistes ont participé à une formation aux gestes de premier secours. En cas d’extrême urgence, notamment lors de sauvetages impliquant de nombreuses personnes tombées à l’eau, en hypothermie ou en arrêt cardiaque, les sauveteurs peuvent avoir besoin d’une aide supplémentaire. Si cela n’est en aucun cas exigé des journalistes, dont le travail de témoin est crucial à bord, il est arrivé que la situation les oblige à poser la caméra.

« Je ne souhaite à personne de voir ce que j’ai vu ». Dans le reportage « Mare Amarum », réalisé à bord de l’Aquarius, le photojournaliste indépendant Stefano De Luigi raconte l’un des sauvetages les plus difficiles que les équipes de SOS MEDITERRANEE aient eu à effectuer, le 27 janvier 20187. Il explique à Télérama : « En se rendant comme ça m’est arrivé dans des pays en guerre, on se prépare à affronter la violence et la mort. Quand celles-ci se présentent – que ce soit en Bosnie, au Liban ou en Côte d’Ivoire –, le photographe fait un pas en arrière. Laisse la place à ceux qui doivent intervenir, et continue à faire son travail de témoin. En mer, lorsque l’on est sur un zodiac et qu’on se trouve confronté à ça on ne peut pas reculer. On pose l’appareil et l’on passe à l’action. Sauf que je n’étais pas préparé, n’ayant ni l’âge des sauveteurs, ni leur entraînement. »8

Navires de sauvetage bloqués, regards détournés

Au fil de deux dernières années, les navires civils de sauvetage et les journalistes qu’ils accueillent sont devenus les témoins gênants d’une politique européenne visant à éloigner la « crise » migratoire et faire croire qu’on ne meurt plus en Méditerranée. Criminaliser et bloquer le travail des ONG de sauvetage dans cet objectif, c’est condamner des dizaines, des centaines et des milliers de vies à la mort ou au retour forcé en Libye. C’est aussi tenter de rendre cette situation invisible. Sans journalistes, sans société civile sur place, sans mots et sans images, l’absence actuelle de coordination dans la zone de recherche et de sauvetage au large de la Libye est plus difficile à documenter. Les disparus sont plus difficiles à recenser. Les histoires de ceux qui fuient la Libye sont moins audibles.

Dans ce contexte, SOS MEDITERRANEE met tout en œuvre pour repartir en mer le plus rapidement possible. Pour continuer à sauver des vies, continuer à accueillir des témoins et ne pas quitter la Méditerranée des yeux.

 


 [1] https://missingmigrants.iom.int/region/mediterranean?migrant_route%5B%5D=1376

[2] Téléchargez le rapport « Voyages du désespoir : janvier – décembre 2018 », UNHCR, janvier 2019

 [3] Lieu d’où le capitaine prend les décisions opérationnelles en collaboration avec le coordinateur des sauvetages de SOS MEDITERRANEE et les autorités maritimes compétentes.

[4] Lieu réservé aux femmes et aux enfants.

 [5] « BD « A bord de l’Aquarius » : un récit en images inédit », Journal de bord de SOS MEDITERRANEE, 16/01/2019

 [6] « Regardez « Mare amarum » : le regard pudique d’un photographe à bord de l’Aquarius », Télérama, 06/12/2018

[7] « [L’OEIL DU PHOTOGRAPHE] Stefano De Luigi », Journal de bord de SOS MEDITERRANEE, 20/12/2018

[8] « Regardez « Mare amarum » : le regard pudique d’un photographe à bord de l’Aquarius », Télérama, 06/12/2018